Être ou ne pas être "politique"
Dans l'entreprise aussi, il faut apprendre à se situer dans les inévitables jeux de pouvoir
Si j'y songe, politique est un mot qui revient souvent dans le contexte des coachings de managers et dirigeants. À un moment il arrive que vienne ce constat désabusé, souvent accompagné d'un soupir : "je ne suis pas assez politique" ou "de toute façon, c'est politique". Façon de dire qu'on n'a pas voix au chapitre, que la décision se prendra sans nous, qu'on s'est fait balader — bref, on n'est pas dans le game (sic).
Dans la vie professionnelle, on peut trouver pénible ou anormal que certaines décisions qui nous concernent directement semblent dépendre de joutes plus ou moins obscures, de discussions et d'intentions difficiles à lire. Et quand, en dépit de nos efforts, malgré de solides arguments et de bons résultats, malgré des promesses qu’on nous a faites, telle décision finalement nous est défavorable, cela peut être rageant ou décourageant. En particulier si le schéma se répète, que les décisions sont prises "là-haut", dans une boîte noire : critères de choix pas explicités, arguments cosmétiques, processus opaques, annonces dans un coin de couloir, passage de pommade pour rendre la chose moins cuisante... Le pire, c'est quand untel ou unetelle, appartenant à tel ou tel clan, remporte régulièrement les arbitrages qu'on perd.
C'est dans ce genre de circonstance qu'on se reproche de ne pas être assez politique. Selon le cas, cela pourra vouloir dire qu'on n'est pas dans les bons cercles, qu'on n'a pas l'oreille des chefs à plumes, ou qu'on est trop bon élève, qu'on n'aime pas jouer des coudes dans les mêlées, ni tacler le collègue, ni courtiser la boss (nouveau soupir). En tout cas, voilà une réflexion habituelle dans les transitions dans une carrière, quand il s'agit d'accéder aux strates supérieures, à des postes de direction, d'acquérir un nouveau statut dans son activité. Palier de verre ? Le pire serait de se retrouver bloqué au motif précisément qu'on ne serait pas jugé "suffisamment politique". Le comble.
*
Evidemment, chaque situation est différente, chaque organisation a sa culture, ses codes, ses pratiques. Mais le sujet me revient suffisamment pour que je fasse quelques remarques.
D'abord, dire que la Politique, ça n'est pas sale, ni incongru ! S'occuper de politique, c'est nous dit l'étymologie, s'occuper des "affaires de la cité", donc une chose digne, indispensable pour organiser la vie commune, les mécanismes de la délibération et de la prise de décision (à l'échelle d'un pays comme d'une entreprise). On en a bien besoin aujourd'hui !
La politique est passionnante, et passionnante parce que complexe. C'est le domaine où se mêle l'intime (la psychologie), le social (l'organisation collective), le symbolique. On y trouve le meilleur et le pire, le goût des hochets du pouvoir, la jouissance de la domination, aussi bien que les plus inspirantes manifestations de discernement et de courage.
Et ne confondons pas, s'il vous plaît, l'intelligence politique avec une posture machiavélienne (1). Certes la politique est aussi un jeu, une affaire de tactique et de stratégie. Mais ce jeu n'a de sens que si nous maintenons notre intégrité, nos convictions et nos valeurs — une éthique de l'action. Faute de cette boussole le cynisme guette. La démagogie sans frein. L'obsession du pouvoir. On voit tous les jours ce piège se refermer.
Une colonne vertébrale éthique donne la force de confronter l'adversité quand c'est nécessaire, car la politique exige de se positionner dans des rapports de force. Et être fidèle à ses principes n'empêche pas d'être astucieux, pour faire avancer les sujets qui nous importent. Penser que vous n'êtes pas assez politique n'a guère de sens. Quelle croyance avez-vous sur les talents que cela suppose ? On se dit : je suis trop naïf, ou trop gentil, trop bisounours, je déteste les conflits, donc je ne vais pas me mêler de ça. En réalité, il y a toujours moyen de muscler son jeu, de gagner en influence, d'orienter les choses, d'affirmer ses convictions, de manifester un respect qui n'interdit pas la fermeté, et cela en restant fidèle à qui vous êtes.
*
Par définition, la politique, on n'y échappe pas. C'est bien connu, si vous ne vous en préoccupez pas, c'est elle qui s'occupera de vous. Si vous voulez influencer certaines décisions, vous devez construire de la confiance, des alliances, des coopérations. Être politique n'est pas qu’une affaire de coups fourrés.
Ma reco : plutôt que de vous préoccuper seulement d'éventuels ennemis ou rivaux, consacrez votre attention aux personnes de bonne volonté, nourrissez ces relations enrichissantes, il en naîtra des choses valables.
Parfois bien sûr, il y a de la compétition et de la rivalité pour des postes éminents. Pas besoin de se la jouer Bonaparte au pont d'Arcole, si ça n'est pas votre style. Là comme ailleurs, aborder les situations avec méthode. Prendre le temps de peser les choses, de savoir ce qui importe vraiment pour vous (chose qui bizarrement n'est pas toujours évidente). Réfléchir à la manière de se positionner avec justesse, agir dans le bon timing (le kaïros), s'adresser aux bons interlocuteurs, avec clarté et sans naïveté. Et sans dramatiser (en vous refusant le poste que vous espérez, il se peut qu'on vous rende service...).
Bref, être politique, c'est agir résolument pour mettre le plus de chances de son côté. C'est le moins que l'on puisse faire si l'on veut faire avancer sa cause ou ses intérêts avec consistance et impact. Au moins, si on ne déplace pas la montagne, on n'aura aucun regret.
(1) À propos de Machiavel, le personnage historique, éminence grise et écrivain du quattrocento, je recommande vivement deux livres géniaux de Patrick Boucheron, grand historien de cette période Un été avec Machiavel (également en podcast sur France-Inter) et Léonard et Machiavel (aux éditions Verdier).