Eloge de la déprise
On parle souvent de l'emprise, mais on pourrait aussi mettre l'accent sur le mouvement de libération qu'il est toujours possible de faire. La "déprise", comme manière d'aller vers son risque.
On parle souvent de l’emprise, comme sujétion, dépendance excessive à autrui, et de la violence qui l’accompagne. Mais je crois qu’on devrait plutôt valoriser cet autre mouvement, de libération, de reprise de contrôle sur sa vie : on pourrait l’appeler déprise. C’est le chemin, ou plutôt le cheminement, qui peut être long et cahoteux, par lequel on arrive à se défaire de relations déséquilibrées, pauvres, enfermantes, à retrouver une distance salutaire, un horizon large.
Se déprendre, cela pourrait signifier sortir d’une hypnose négative. Car l’emprise n’est pas seulement l’influence exercée par une personne manipulatrice. Elle est une manière de s’installer dans une idée fausse de la vie, au point d’en perdre de vue certaines marges de manoeuvre, tout ce que nous pouvons faire, le sens profond qu’elle a pour chacun.
L’emprise, c’est le petit cercle où l’on s’enferme, entre des murs qu’on imagine infranchissables : si je pense que je suis incompétent, ou pas capable d’entreprendre, trop peu confiant pour me débrouiller par moi-même, ou insuffisamment désirable pour espérer faire de nouvelles rencontres. Or quand on s’est persuadé de quelque chose, on en persuade les autres : on les hypnotise en leur communiquant inconsciemment ces jugements sur soi.
Plus la situation dure, plus les ressources se tarissent, plus le champ des possibles rétrécit.
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Cela peut venir de loin. De l’enfance, d’une histoire de vie, d’un traumatisme, du poids d’un secret de famille. Pourtant ça n’est pas tant le passé qui importe (quoiqu’il puisse être nécessaire de le revisiter à la lumière d’un autre récit que celui qu’on se répète et qui s’est transformé en impasse), que l’ici et maintenant. Comment faire pour dénouer le petit cercle dans lequel on s’est enfermé ? Comment trancher le lien de peur ou de fascination ? Comment quitter une entreprise et aller voir ailleurs si on y est ? Etc.
Comment pousser résolument la porte pour essayer autre chose ?
On met souvent l’accent sur les « manipulateurs » animés par la seule satisfaction de leur intérêt, et l’établissement d’un pouvoir sur les autres. C’est leur faire beaucoup d’honneur. Ces personnes tentent de maintenir à flot une image d’elles-mêmes chancelante, consomment l’énergie d’autrui, et ne savent pas en donner. Il vaut mieux s’en éloigner, se tourner cers celles et ceux dont la présence nous fait du bien. Comment les repérer ? C’est assez simple : ce sont les personnes qui sont vraiment, sincèrement heureuses quand vous l’êtes.
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Il ne s’agit pas de prétendre à une indépendance absolue (croire qu’on n’a pas besoin des autres). La vie est faite de relations, dont nous avons besoin comme une plante a besoin d’eau et de soleil. La déprise, c’est se défaire de faux attachements, et réaliser, parfois, que ce que l’on croit être de « l’amour » n’en est pas, mais un attachement douloureux qui divise au lieu de réunir.
Il faudrait, comme dit le poète, se mettre en marche pour aller vers son risque, vers ce qui nourrit la vie (François Jullien). Aller vers ce qui résonne. Et, ainsi que l’avait magnifiquement formulé Nelson Mandela, lors de son discours d’investiture, à l’intention des futurs leaders de la nations sud africaine, s’autoriser à rayonner :
Notre peur la plus profonde n'est pas que nous ne sommes pas à la hauteur. Notre peur fondamentale est que nous sommes puissants au-delà de toute limite. C'est notre propre lumière et non pas notre obscurité qui nous effraye le plus. Nous nous posons la question : Qui suis-je moi, pour être brillant, radieux, talentueux et merveilleux ? En fait qui êtes-vous pour ne pas l'être ? Vous restreindre, vivre petit, ne rend pas service au monde. L'illumination n'est pas de vous rétrécir pour vous éviter d'insécuriser les autres. Elle ne se trouve pas non plus chez quelques élus. Elle est en chacun de nous.
Et au fur et à mesure que nous laissons brûler notre propre lumière, nous donnons inconsciemment aux autres la permission de faire de même. Si nous nous libérons de notre propre peur, notre présence libère automatiquement les autres.
(Nelson Mandela, le 10 mai 1994)
En art martial, le premier mouvement consiste à se défaire de la prise d’un adversaire qui tente de nous immobiliser. Apprendre, avec le minimum d’énergie, à s’en libérer. Parfois on est surpris qu’avec si peu de force — mais appliquée au bon endroit ! — on puisse produire tant d’effet, et sortir aisément de l’étau…
Encore faut-il le vouloir.
Cher Marc, donc après “ L’ emprise » en trois tomes de Marc Dugain ( excellent par ailleurs), la déprise par Marc T. en un post ;-)! Ces mots sont une belle invitation au voyage pour accepter l aventure intérieure... mais pas que ! Et l’allusion aux arts martiaux « résonne « bien. Je mets tout cela à tremper. Merci et bonne journée à toi et tes lecteurs.