Ça va vite
J'entendais citer il y a quelques jours cette phrase de Lénine (ce n'est pas tous les jours qu'on a l’occasion de citer Lénine) :
Il y a des décennies où rien ne se passe, et il y a des semaines où des décennies se produisent.
Sans doute est-on dans un moment de ce genre. Cette impression que les événements précipitent dans le chaudron. Pour nous autres Européens, l'arrivée aux États-unis d’Amérique d'une clique révisionniste, raciste, kleptocrate, admirative du totalitarisme russe, est un choc. Une grande parenthèse ouverte avec la fin de la seconde guerre mondiale se referme avec cette bascule anti-démocratique. Faut-il désormais parler de l’ennemi américain ? Pris entre deux feux, les Européens sont sommés de prendre leur destin en main s'ils veulent échapper à la curée des prédateurs. Si vous n'êtes pas à la table des négociations, c'est que vous êtes au menu.
Les “hommes forts”
Dans l’aube blafarde qui se lève, on voit s'agiter les silhouettes à la fois inquiétantes et grotesques de ceux qu'on appelle des "hommes forts". Je vous épargne la liste, vous voyez de qui, ou de quoi, je parle. C’est comme à la saison des champignons, il en sort de partout. Ces petits messieurs aiment à se présenter comme mâles alpha, et à renchérir dans un virilisme kitsch qui serait comique s’il ne s’accompagnait d’une parfaite absence d’humour. Ces dictateurs et apprentis dictateurs ont en commun leur petitesse. Mégalomanes, manipulateurs, généralement incultes, nécessairement paranoïaques, ils affichent une avidité de pouvoir et d'argent à la mesure de leur vide intérieur. Le nihilisme est leur totem. Leur ruse est d'occuper notre attention (au sens militaire du verbe occuper), bien aidés en cela par la mécanique d’intoxication des réseaux sociaux, qui enseignent à nos cerveaux l’habitude de tourner en rond dans des bulles algorithmiques. Les Anglo-saxons disent joliment qu’on descend alors dans le rabbit hole.
Les cibles de ces égocrates, depuis toujours, sont les mêmes : la pensée critique, la science et l’intelligence, la tolérance, la culture, la liberté de presse et d'opinion, l’écoute et la solidarité, et pour imposer leurs récits (pardon, leurs narratifs, c’est maintenant le terme consacré) ils n’hésitent pas à démentir frontalement la vérité des faits, à renverser le sens des mots, et à attaquer et pervertir la mémoire des peuples elle-même : ce sont des faussaires. (On pourra lire à ce sujet Coulée brune d’Olivier Mannoni, sur cette question de l’appauvrissement du langage comme moyen de faire taire la pensée.) La diversité et le partage leur sont une offense. Ils ont en commun d’attiser les peurs, de diviser, d’exciter le ressentiment. Leur vide intérieur leur confère un avantage indéniable : une totale absence de vergogne. Car il faut, pour mesurer la valeur de la vie et de la paix, disposer d'un minimum de sens moral.
Slogan
Cette phrase qui résume toute la tragédie, aperçue sur un tee-shirt : Elect a clown, expect a circus.
L’histoire se répète (ou pas)
L’année dernière, j'ai finalement lu le livre testamentaire de Stéphane Zweig, Le monde d'hier, ce livre écrit par le grand écrivain autrichien dans une pauvre chambre d’hôtel de Montevideo, en 1943, dans un dernier effort avant de se donner la mort, déprimé, écrasé par la solitude de l’exil et le désespoir de la guerre. Il y raconte l’Europe, son enfance dans la Vienne de la fin de l’empire austro-hongrois, la montée des fascismes, les guerres mondiales, sa dernière fuite vers l’Amérique du Sud. Zweig rappelle que quand un certain Adolph Hitler a commencé à s’égosiller sur les tréteaux, dans les rues de l'Allemagne traumatisée et déboussolée du début des années trente, ses outrances faisaient rire, le type était ridicule, risible. Vraiment aucun avenir.
À observer ce qui se passe outre-Atlantique, on est étonné (en tout cas c’est mon cas) par la fluidité avec laquelle tant de grandes puissances d'argent, tant de grandes marques, qui nous serinaient hier, la main sur le coeur, l'importance qu'elles attachaient aux "valeurs", retournent leur veste pour se ranger au côté du pouvoir trumpiste, et faire allégeance, échine courbée et genou à terre. L’histoire, celle dont témoigne Zweig avec l’extraordinaire acuité de l’observateur qu’il est de son époque, cette histoire de l’Europe qu’ont décrit et analysé les grands historiens du fascisme, nous enseigne ceci, que la classe bourgeoise — pour parler comme Marx — toujours se range du côté du manche, et n’hésite jamais à faire alliance avec les régimes autoritaires pour préserver ses intérêts, quand elle ne suscite pas elle-même leur avènement. Mais on a beau le savoir par les livres d’histoire, c'est autre chose d'entendre avec effarement Bernard Arnault, des étoiles dans les yeux, faire l'éloge des Etats-Unis de Trump, ou de voir Rodolphe Saadé, redoutable patron de CMA-CGM, faire des entrechats dans le bureau ovale, et promettre de gros chèques, sous le regard madré du promoteur new-yorkais qui boit du petit lait. Business is business. Que ne faut-il faire pour rester l’un des hommes les plus riches du monde. Dur métier. On ne sait pas ce qu’il adviendra de l’aventure trumpiste, où tout cela mène, si elle aura un lendemain. Mais de tout cela, il faudra se souvenir. Les bouleversements de l’histoire font toujours tomber les masques.
On dit que l'histoire ne se répète pas, et cependant le regard des témoins du passé sur ce qu’ils ont connu et vécu est précieux pour se situer dans le présent. Quand le monde autour de soi semble trembler sur ses fondations, on peut s’inspirer des témoignages laissés par ces contemporains des événements tragiques du passé, s’inspirer de leur énergie, de leur courage, de leur humanité maintenue dans les moments les plus effrayants. S’inspirer de cette héritage, celui de l’expérience. Quand les boussoles s'affolent et que le mot "guerre" revient à grande occurence, celles et ceux qui ont connu la montée des nationalismes en Europe, les totalitarismes, nous donnent par delà le temps des leçons de vie irremplaçables. Je parle de Zweig, mais il y en a tant d’autres. On pense à Kafka (si vous avez un peu de temps devant vous, je vous recommande chaudement la monumentale biographie par Reiner Stach, récemment traduite, qui est un véritable chef d’oeuvre), Joseph Roth, Sandor Maraï, Viktor Klemperer, Orwell, tant d'autres. Les lire, pour éprouver à travers eux le sentiment d'impuissance qu'on peut ressentir devant l'écrasante inertie de l'Histoire quand elle tourne mal, mais aussi la liberté intérieure qui seule permet de résister.
Que faire ?
Et donc, que faire de tout ça ? Que faire de ça dans sa vie ? Détourner les yeux et penser à autre chose ? Se terrer dans le rabbit hole ? C’est une solution. Faut-il positiver ? Comment se situer dans une telle époque ? Que faire de ça, dès lors qu'on choisit de regarder en face ce qui vient, ce qui pousse ?
Pour ma part, j'ai depuis toujours un goût immodéré pour la lucidité (d'aucuns diront que je suis pessimiste, à quoi je réponds que nombre d'optimistes ont regretté de ne pas avoir considéré le pire — qui n'est jamais sûr, c’est entendu — au moins comme hypothèse de travail).
Le regretté Stéphane Hessel, qui fut un grand résistant, et un grand monsieur, nous incita dans un petit livre qui eut un grand succès à ne jamais cesser de nous indigner, ne jamais céder à l'apathie, à l'anesthésie, à la soumission et à la complaisance à l’égard des ennemis de la démocratie. L'indignation court le risque d’être une émotion vaine, sans lendemain, oui, mais elle est au moins une position active. C’est le premier mouvement, le sursaut, pour cesser de subir, pour se redresser, et pour éviter de tomber dans le cynisme. Mais elle ne suffit pas.
Il n'y a rien de scandaleux à verser des larmes de rage, ou de dépit, devant ce constat que l’on peut faire, parfois, que l’humanité décidément n'apprend rien, et que dans ce nouveau siècle, elle ne se montre pas plus intelligente qu’au précédent. Je confesse pour ma part n'être jamais parvenu à croire au Progrès humain (sinon comme idéal, comme belle utopie). Il est des époques, des lieux, des circonstances où l'humanité progresse, et d'autres où elle régresse. Je ne pense pas que nous soyons plus malins qu'il y a un siècle, ou un millénaire. Nos conditions de vie ont changé, l'environnement que nous avons façonné est différent, mais en tant qu'espèce, croyez-vous que nous ayons changé beaucoup ? L'animal humain n'est pas moins violent qu'avant, et pas plus sage. Il n'y pas de fatalité du Progrès, comme il n'y a pas de sens à l'Histoire — mais des évolutions, des répétitions, des errements et tâtonnements, des retours en arrière. Mais cela veut dire aussi que rien, jamais, n'est écrit.
Si je ne crois pas au Progrès majuscule, en revanche je crois à la valeur de toutes les tentatives que l’on fait pour progresser dans sa vie, pour apprendre, pour découvrir, pour s’améliorer (et si je n'y croyais pas, sans doute je ferais un autre métier). Ce désir-là est ce qui nous sauve. Il nous enjoint à trouver des chemins différents quand un obstacle se présente, sans trahir ce qui nous tient au coeur. Comme une embarcation sur une mer devenue soudain dangereuse, qui maintient son cap, mais trace sa route avec les aléas, et la volonté d’avancer — et je vous concède que ça n'est pas toujours sans confusion, doute, ou angoisse.
Mais, et j’en termine par là, il faut se souvenir que toujours, quand surgit l'angoisse, c'est que se pose la question de l'action. L'angoisse naît du sentiment de l'impossibilité d'agir. Comment agir ? Je n'ai pas de réponse. Ou alors, j’en ai plusieurs. Méditer, c'est agir. Chanter, c'est agir. Rire, c'est agir. Ecrire, c'est agir. Agir, ça n'est pas que produire. Agir ça n'est pas que faire. Agir, c'est penser. C'est imaginer. C'est ne pas cesser de rêver. Dialoguer, c'est agir. Discuter. Echanger. Partager. Quand se fait jour une tentation de repli, une tentation autoritaire qui n'éprouve même plus le besoin de se dissimuler, quand la vérité même est attaquée, il y a à prendre encore plus grand soin de la justesse des choses, de ce qu’on peut transmettre, de ce qui nous relie, de tout ce qui nous enchante. Sans doute est-ce déjà cela, résister.
Merci Marc de ce très beau texte.!!!
Excellent Marc, et même lucide quoi que tu en dises....
Merci