Vu la situation, et puisque des sondages nous préparent psychologiquement à l’arrivée à Matignon d’un TikTokeur fier de son inculture et de sa brutalité, j’ai eu envie de me renseigner. Il arrive qu’on accole l’étiquette “fasciste” aux mouvements politiques d’extrême-droite, en Europe et ailleurs, et le familier “facho”est une anathème habituelle pour stigmatiser les dérives violentes d’un pouvoir réactionnaire et autoritaire. Mais est-ce pertinent ? À quel moment, et à quel titre, est-il légitime de qualifier un mouvement politique de « fasciste » ?
Pour tenter de résoudre cette question, et puisque le fascisme est né en Italie sous Mussolini, je me suis tourné vers l’analyse d’un grand intellectuel italien, le regretté Umberto Eco (1932-2016), philosophe et pédagogue pétillant, sémiologue, médiéviste, polyglotte érudit, et néanmoins auteur de quelques best-sellers, dont le fameux Le nom de la rose (précipitez-vous si vous ne l’avez jamais lu, c’est une merveille). Dans ses essais, Il Professore a toujours fait preuve d’humour, et il réussit même à en glisser dans un petit livre au titre explicite, Reconnaître le fascisme, qui reparaît opportunément chez Grasset (Coll. Les Cahiers Rouges, 7,90€).
Il s’agit d’un texte adapté d’une conférence qu’Umberto Eco prononça à l’université Columbia en 1995, à l’occasion du cinquantenaire de la libération de l’Europe. Il y raconte avoir lui-même connu le fascisme, le vrai, l’historique. À dix ans, il reçut même un premier prix pour avoir écrit une louange de Mussolini dans un concours scolaire. Le gamin était déjà doué pour l’écriture. Et déjà curieux : il passait aussi ses nuits l’oreille collée au poste familial branché sur Radio-Londres, et admira par dessus tout les Partisans, héros de la résistance italienne. La fin de la guerre fut pour lui un émerveillement de sentir le vent de liberté qui souffla soudain sur la société italienne, après la botte fasciste.
Le fascisme originel ne s’est pas éteint avec son inventeur, l’homme aux coups de menton, le folklorique (et néanmoins violent) Duce. Un siècle plus tard, le pouvoir en Italie appartient à Georgia Meloni, définie comme post-fasciste (et qui s’emploie ces temps-ci à couper les aides sociales aux plus pauvres, à rendre la vie encore plus infernale si c’est possible aux migrants qui font vivre l’agriculture italienne, et à tenter d’imposer à la hache une révision radicale et sur-mesure de la constitution pour consolider son pouvoir). Mais revenons à nos moutons. Que dit Eco ?
« Le fascisme italien fut la première dictature de droite ayant dominé un pays européen, et le régime mussolinien offrit ensuite à tous les mouvements analogues une sorte d’archétype commun »
Il n’y a qu’un nazisme, il n’y a qu’un franquisme, il n’y a qu’un salazarisme, mais ils ont tous été des fascismes. Pour Eco, non seulement il est pertinent d’utiliser le terme « fascisme », mais encore cette catégorie est une manière de décrypter le réel, et de s’alarmer à temps quand, dans une société, il pousse sa corne.
Une caractéristique frappante, sans doute, est la plasticité de ces mouvements, leur diversité de formes, leur capacité de syncrétisme idéologique. Les fascismes peuvent être expansionnistes et conquérants (on pourrait citer Poutine aujourd’hui) mais aussi bien quasi-autarciques (le franquisme, typiquement, d’une Espagne refermée sur elle-même, vivant sous une chape de plomb pendant des décennies). Ils peuvent être racialistes, antichrétiens, néo-païens, ou s’appuyer sur un catholicisme traditionaliste et bigot. Il peuvent être anti-capitalistes, et plus souvent encore en cheville avec une oligarchie économique et financière qui trouve son intérêt dans l’ordre autoritaire qu’ils promettent. Le fascisme s’adapte. Mais toujours en son centre, il y a la peur et la violence. S’il peut être intensément idéologique (l’identité, le « sang », « la terre ») il use de tout levier, de tout travestissement utile à conquérir cela seul qui compte à ses yeux : le pouvoir. La violence de rue (de nos jours, le harcèlement et la menace sur les réseaux sociaux), la violence symbolique (le tri et le rejet des bons et des moins bons citoyens), les promesses les plus contradictoires et grossièrement mensongères adressées aux différentes clientèles électorales, selon le sens du vent et les rapports de force, s’il n’y a d’autre choix qu’en passer par une élection.
Mussolini fut un tribun sans autre conviction qu’un narcissisme de « l’homme fort », composant un exercice du pouvoir de bric et de broc.
« Son fascisme, écrit Eco, n’avait rien d’une idéologie monolithique, c’était un collage de diverses idées politiques et économiques, fourmillant de contradictions. (…) C’est le fascisme italien qui convainquit les leaders libéraux européens que le nouveau régime mettait en œuvre des réformes sociales intéressantes, capables d’offrir une alternative modérément révolutionnaire à la menace communiste. »
(Lisant cela, j’allume ma télé, et je vois qu’une partie du MEDEF lance des œillades à l’influenceur identitaire, qui sait prendre la pose pour les selfies mais n’a jamais travaillé de sa vie dans une entreprise.)
Le fascisme est un totalitarisme flou, dit Eco, mais « on y trouve toujours une façon de penser et de sentir, une série d’habitudes culturelles, une nébuleuse d’instincts obscurs et de pulsions insondables ». Son instructif petit bréviaire pointe une série de traits qui permettent de le reconnaître malgré ses déguisements, ses maquillages et ses travestissements idéologiques. Citons-en quelques-uns.
Parmi eux, le culte de la tradition, un culte qui se présente volontiers comme un éloge du « bon sens » (au sens où il n’y aurait plus rien à apprendre de nouveau, parce que “les anciens” savaient déjà tout, si bien que la modernité pollue cette « pureté » originelle).
Ce traditionalisme implique un refus du modernisme (mais pas de la technologie, quand elle peut servir leur conquête du pouvoir et leur propagande, un domaine dans lequel le fascisme excelle). Je songe soudain, ici, à la très mystérieuse haine des éoliennes qui agite Bardella, Le Pen et consorts (« Quand j’entends le mot éolienne, je sors mon revolver »). Une éolienne leur a-t-elle un jour manqué de respect ? Voilà certainement un symptôme typique d’anti-modernisme.
Un autre trait souligné par Eco : le culte de l’action pour l’action, la pensée étant toujours en elle-même considérée comme suspecte, comme « la culture (…) puisqu’on l’identifie à une attitude critique. » D’où un anti-intellectualisme, dont on voit qu’il se répand aujourd’hui, sous la forme d’un mépris et d’attaques contre une intelligentsia « déconnectée », « hors-sol », accusée en somme de trahir les “valeurs traditionnelles”.
Le fascisme, on le sait, déteste par-dessus tout la diversité et le métissage. Le racisme est au coeur de son projet, sa colonne vertébrale. Sa manière d’obtenir le consensus social est toujours « d’exacerber et d’exploiter la naturelle peur de la différence » (tiens, voilà un parfait résumé de la ligne éditoriale de CNews). Et puisque l’obsession du complot fait partie de ses caractéristiques, « le moyen le plus simple de faire émerger un complot consiste à en appeler à la xénophobie » (un ange passe avec sur les ailes un tatouage « grand remplacement »). Puisque le complot doit aussi venir de l’intérieur, les Juifs représentent une cible privilégiée. Mais l’essentiel est de mettre une cible sur telle ou telle portion de la société, les bi-nationaux, les Musulmans, les “wokistes”, les “bobos”, etc. Soyons tranquilles, la liste n’est pas close.
La peur est le carburant de la haine. Le fascisme fonctionne sur la peur. Il croît et prospère toujours grâce à un puissant du sentiment d’humiliation, la frustration individuelle et sociale, le ressentiment à l’égard de l’autre, l’étranger, celui qui est différent*.
« Ainsi, écrit Eco, l’une des caractéristiques typique des fascismes historiques est-elle l’appel aux classes moyennes frustrées, défavorisées par une crise économique ou une humiliation politique, épouvantées par la pression de groupes sociaux inférieurs. »
À celles et ceux-là, on promet de jouir infiniment d’un unique privilège, « le plus commun de tous : être né dans le même pays. » Tel est le nationalisme identitaire.
En refermant ce petit livre, écrit pourtant il y a une trentaine d’années, j’ai ressenti un drôle d’impression. Comme un écho lugubre. Mais j’ai pensé que toute ressemblance avec une situation ou des faits réels était certainement fortuite et involontaire.
N’est-ce pas ?
* Sur le sujet du ressentiment, voir l’excellent livre de Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, guérir du ressentiment, Gallimard, 2022.
Merci de ce recadrage salutaire.