Ces narcissiques qui nous font beaucoup parler
Comment se défaire de la fascination qu'ils suscitent
Avez-vous remarqué tout le temps que l’on passe à parler de certaines personnes avec qui pourtant les relations sont difficiles et peu enrichissantes (pour ne pas dire franchement pénibles) ?
Dans le professionnel, ça peut être des collègues, des gens que l’on qualifie souvent de « personnalité difficile » ou même « toxique ». On se dit qu’il faudrait cesser de s’en préoccuper, arrêter de consommer de la bande passante à leur sujet. Mais on n’y arrive pas.
Pourquoi est-ce qu’on n’arrive pas à s’en détacher ?
C’est quelque chose qu’a exposé très clairement Paul-Claude Racamier, le psychiatre à l’origine du concept de “perversion narcissique”1 - concept qui a eu la postérité que l’on sait. Je n’entre pas dans trop de détail - il y faudrait un livre plutôt qu’un post - mais un point qu’il souligne est très éclairant : les pervers narcissiques se repèrent aussi à ce qu’ils nous font parler.
Ils ont ce talent étonnant d’occuper notre attention, et de faire que nous passions beaucoup (trop) de temps à commenter leurs actes, leurs propos, bref à parler d’eux, même, et peut-être surtout, en leur absence.
Racamier souligne que ces personnalités, occupées à combler leur vide narcissique dévorant, naviguent entre “dénis et évictions de tout conflit intérieur”. Elles font ainsi des “économies de travail psychique dont la note est à payer par autrui”. Oui, ce sont les autres qui paient la note, et elle est souvent salée.
Comment est-ce que cela se manifeste concrètement ?
Dans la vie sociale ou intime, nous prenons généralement en compte les autres, leurs ressentis, leurs affects, pour ne pas froisser, ne pas gêner. On arbitre sans cesse entre “bien” et “mal”, entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, entre affirmation de soi et inhibition nécessaire à la vie en société. Cela se traduit notamment par la culpabilité ou la honte que nous ressentons dans certaines circonstances (et qui signalent que notre boussole morale fonctionne).
La personnalité perverse narcissique, elle, ne connaît ni honte ni culpabilité. Elle ne se préoccupe pas de vérité, de bien ou de mal : elle agit selon son seul intérêt. Car il lui faut sans cesse étayer une image valorisante (ou même grandiose) d’elle-même. Cela l’amène souvent à rabaisser autrui pour se rehausser à ses propres yeux. Elle dénie ainsi tout « dilemme moral », qui se trouve ainsi devoir être traité à l’extérieur, par les autres.
Un exemple récent ? Voyez la question qui agite nos médias matin et soir depuis quelques mois : doit-on, ou ne doit-on pas, commenter la dernière déclaration de ce plumitif raciste et révisionniste qui pond une énormité par jour pour faire le buzz ? Faut-il ou ne faut-il pas ? Oui, non, peut-être… Dilemme. Débat piégé, et sans fin, donc on continue à parler de lui ! Ce qui est exactement ce qu’il recherche. CQFD.
Ces personnalités narcissiques font parler, parce que nous essayons de régler quelque chose à leur place. Leurs agissements soit-disant “sans filtre” (en réalité provocateurs et manipulatoires) produisent des effets conflictuels. Les opinions s’entrechoquent. Des oppositions se créent. Des fractures se dessinent. Ainsi elles obtiennent le bénéfice attendu : être au centre de l’attention tout en contaminant les autres de la haine qui les anime. Elles jouissent de détruire le lien (social, familial, amical), elles qui sont incapables d’attachement authentique.
Au contact de ce type de personnalité, on éprouve le besoin d’en parler. On en cause le midi avec les collègues. Le soir avec son conjoint. Le week-end avec des amis. On ressent une urgence à sortir de la confusion qu’elles provoquent, à témoigner de leurs comportements, de leurs façons de faire, on voudrait comprendre ce qui se passe à leur contact, pourquoi elles nous déstabilisent, nous irritent, nous fatiguent. Et souvent, on n’arrive pas à en sortir, et on tourne en rond.
Ces personnes fascinent précisément parce qu’on ne parvient pas à saisir ce qui les anime, pourquoi elles font ce qu’elles font et comme elles le font. Il est difficile d’admettre que derrière leurs agissements, il n’y a rien qu’une jouissance de détruire et un grand vide intérieur.
Les pervers, on les repère - aussi - à ce qu’ils nous mettent au travail. Un travail difficile, mais parfois nécessaire.
Paul-Claude Racamier, Les perversions narcissiques, éditions Payot 1992, 2012.