Plaisir d'écouter joie de s'entendre
Dans son plaidoyer pour la conversation, David le Breton déplore le rétrécissement des espaces de dialogue et du temps pour se parler dans nos sociétés trop pressées
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Dans son livre au titre volontairement provocateur (La fin de la conversation ? Métailié, 2023) le sociologue David le Breton décrit l’appauvrissement continu du dialogue et de l’échange dans notre société “spectrale”. La faute au virtuel, à l’omniprésence des écrans, au sentiment d’accélération permanent qui à la fois nous excite et nous déprime, le toujours plus, toujours plus vite, et cette l’impitoyable économie digitale de l’attention qui s’empare même de notre temps de sommeil, et s’impose dans notre quotidien en détriment des moments de discussion et d’échange gratuits.
C’est vrai, on n’a plus le temps. Plus le temps de se parler. On a le nez sur le portable, à suivre mails, messages, notifications, news et vidéos captivantes, si bien qu’on perd l’habitude de regarder la personne devant soi et de lui accorder le temps d’écouter ce qu’elle pourrait nous dire, si on lui donnait l’espace de le faire. Mais on ne lui laissera pas le temps de développer un raisonnement, de tâtonner, d’avancer à voix haute dans sa pensée, de livrer son histoire avec ses détails, sa richesse et ses ambiguïtés, ses nuances et ses répétitions. Ses brumes.
Il y a quelque temps, j’ai relu avec un grand plaisir Le rouge et le noir. Dans les grands romans du dix-neuvième, il y a de merveilleuses conversations. Ce sont elles qui font avancer l’intrigue. Des conversations de salon, et des conversations amoureuses. Des conversations d’intérêts. On a le temps. Il n’y a pas d’écrans. Pas d’Ipods dans les oreilles. On parle, on échange, on s’informe, on raconte. Longuement. Spirituellement. Profondément. On est léger, ou habité, ou maladroit, mais on est là pour l’autre, on tente de lui faire vivre notre expérience par le récit qu’on lui fait. On a des conversations par curiosité, pour sa gouverne, pour enrichir sa compréhension du monde, pour connaître les autres et qu’ils nous connaissent.
Une conversation. Un dialogue. Un lieu, un temps, pour déplier et déployer sa pensée, sa vision, libérer son imagination, sauter du coq-à-l’âne. Décrire ce qu’on vit, ce qu’on veut, ce qu’on redoute, ce que le moment ou la situation nous inspire. Raconter un rêve qu’on a fait. Poser ensemble du sens sur les choses, par petites touches. Et rire de tout ça. Le luxe : savoir qu’on ne sera pas coupé au bout de deux phrases par quelqu’un qui se sent obligé de vous faire savoir qu’il lui est arrivé la même chose, qu’il pense pareil, et d’ailleurs il y cette histoire qui lui est arrivé l’année dernière.
Ce qui nous relie tient à ça. La conversation, prendre le temps d’écouter un autre humain, prendre tout le temps de répondre, d’élaborer ensemble, tisser de la parole à deux, ou à trois, à cinq, à dix, voir où cela emmène, vers quels nouveaux discours, quelles idées inattendues, quelle nouvelle expérience de l’existence, cette pratique si naturelle et banale est en réalité une quintessence de notre humanité commune, un héritage de notre culture, un précieux trésor.
Il ne faut pas renoncer à la conversation, lui donner sa chance de nous éclairer, cultiver son art, louer l’apaisement et l’intelligence qu’elle apporte dans un temps où il est parfois devenu difficile de se parler.