Je me souviens de ce directeur, petit et trapu, carrure de pilier de rugby, tiré à quatre épingles dans des costumes gris scintillants, dont le miroitement signifiait qu’ils valaient très cher. Une grosse tête avec des yeux bleus très écartés dans un visage large. Un tank. Une boule d’énergie. Il faisait de visibles et méritoires efforts pour se taire quand un collaborateur s’exprimait, mais il était incapable d’écouter longtemps. Il avait beau se contenir, on sentait le bouillonnement intérieur, il s’agitait sur sa chaise, puis n’y tenant plus, il prenait la parole et ne la lâchait plus. Les idées et les mots se bousculaient, ça sortait de sa bouche à toute vitesse, dans un désordre enthousiaste, ça jaillissait comme d’un volcan. Cet homme kiffait son travail. Tout son comportement montrait un engagement et, comme on dit dans le jargon corporate, une dédication à l’entreprise - et j’imagine qu’elle le lui rendait bien, l’entreprise, en lui servant un salaire mirobolant. Il sautait d’une idée à une autre, sabre au clair, toujours trois coups d’avance. Il y avait quelque chose de presque touchant - mais aussi d’un peu inquiétant - à l’entendre partager sa détermination à réussir sa mission à tout prix, ses déclarations d’amour passionné pour son entreprise. Il avait été nommé à la tête d’une entité qui brassait les euros par dizaines de milliards. Quand il y a beaucoup d’argent, il y a aussi beaucoup de pression, ce qui expliquait sans doute qu’il fasse songer à une cocotte-minute au bord de l’explosion, avec la vapeur qui semblait sortir de ses oreilles. Il reportait cette pression sur ses équipes, en particulier l’une d’elle, qui stagnait dans une sorte de mauvaise volonté désabusée, un peu dépressive, qu’il ne supportait plus. Un jour, dans une réunion, il se lança dans l’explication de ce qu’il attendait de ses managers :
- Il faut aller chercher les objectifs, ça viendra pas tout seul, c’est comme la conduite sur glace, lança-t-il avec exaltation, il faut tourner le volant à gauche pour aller à droite et à droite pour aller à gauche, et surtout, surtout, ne jamais freiner !
Les métaphores parlent. Avec cette image de la conduite sur glace, il nous disait comment il vivait son job, comme un pilote lancé dans une course de vitesse, donnant des coups de barre dans tous les sens, pied au plancher, à fond, à fond, à fond. Et bizarrement ses troupes ne suivaient pas… De fait, elles lui reprochaient justement ses « sorties de route », par exemple ce jour où il avait pointé en public leur insuffisance de résultats avec un paternalisme méprisant, qui les avait humiliées.
Je lui fis remarquer que, pour rassurer des collaborateurs déboussolés, et rétablir une relation abîmée, la « conduite sur glace » pouvait adresser un message quelque peu… anxiogène. Ça évoquait l’accident. Ça semblait dangereux et brutal. Etait-il sûr que ça donne l’envie de le suivre ?
Je me souviens qu’il s’interrompit un instant, la bouche ouverte, ses yeux clairs remplis d’incrédulité, pour un bref instant redescendu de son rêve de compétition.
Excellent, Marc ! Tu décris bien ce type de profil "au taquet" qui n'a souvent pas besoin de coach, jusqu'au jour où la frustration devient trop grande face à une équipe qui ne répond pas comme une voiture de course et que le dirigeant/manager se trouve freiné dans sa course folle, à perdre quelques dixièmes de seconde à chaque tournant... Comment les accompagner à trouver de nouveaux moyens de piloter leur activité pour plus d'efficacité (puisque c'est ce qui les intéresse) ? D'abord les suivre dans leur logique, dans leur énergie, accueillir, et progressivement introduire quelques doutes dans la forteresse de certitudes, laisser le champion se positionner et cheminer...
Merci pour les inspirations que proposent tes billets !