Cachez cette émotion que je ne saurais voir
Quand ce qui bouge à l'intérieur se voit à l'extérieur, c'est que la vie s'exprime
Dans le monde professionnel, il y a, sur les émotions, un discours très étrange, bizarrement utilitariste, et peut-être absurde, qui entraîne des questions comme celle-ci, que j'entends souvent : les émotions doivent-elles avoir une place dans l'entreprise ? Quelle curieuse interrogation ! Comme si on pouvait décider de la place des émotions, où que ce soit. Est-ce que l'on maîtrise les séismes, les tremblements de terre ? Est-ce que l’on décide de la place qu'on doit leur accorder ? Illusion moderne du contrôle de tout sur tout, et surtout, que rien ne dépasse.
Quand on parle des émotions, de quoi parle-t-on ? De leur manifestation extérieure, sans doute : c'est cela, je suppose, qui ne devrait pas avoir sa place dans l'environnement professionnel. C’est cela qui gêne. On n'aurait pas le droit de pleurer, ou de se mettre en colère, en tout cas ce ne serait « pas ok ».
J’ai raconté dans mon livre une situation qui parle de ça :
Cette diplômée d’une école prestigieuse se plaint de fondre en larmes et de devoir quitter les réunions lorsque son chef lève la voix et critique son travail. Quand l’émotion la submerge, elle se déteste de ne pas savoir faire face, de n’être pas capable d’afficher une poker face qui montrerait qu’elle a la peau dure et encaisse sans broncher. Elle ne supporte pas la confusion qui s’empare d’elle dans ces moments-là, et fait d’elle cette petite fille au milieu des adultes. En revivant la situation qui la désole, elle perçoit son émotion comme une énergie puissante, et sa honte d’être la fille qui pleure, comme une honte venue de son père, figure écrasante (elle est issue de la même grande école que lui) qui lui a intimé de ne jamais montrer ses émotions au travail. Je lui demande de laisser la situation se prolonger par elle-même, du cœur de cette confusion dans laquelle elle se trouve. Après un long moment un sourire libère son visage quand elle s’imagine pleurer tout à son aise et voir son patron lui abandonner le terrain, chassé par l’inondation de ses larmes.
*
Il faut se souvenir qu’anciennement le mot “émotion” désignait un “mouvement assez vif”. On pouvait ainsi parler de “l’émotion de l’air” pour décrire un tourbillon, un coup de vent. Cela nous rappelle qu’étymologiquement, l’émotion est bien quelque chose qui nous bouge, une tempête intérieure en quelque sorte.
Il n’empêche, prétendre « gérer les émotions », comme vouloir les interdire, relève du malentendu. Comme il traîne aussi beaucoup de malentendus autour de l'intelligence émotionnelle, un concept prisé dans les formations au management et à la communication interpersonnelle.
L'émotion est souvent opposée à la rationalité. Mais les émotions ne surgissent pas sans raison. Le mot important ici c’est : elle surgissent. Elles ne sont pas maîtrisables : alors oui, on peut les contenir, s'en interdire l'expression, comme on met un couvercle sur une cocotte-minute pour qu'aucune vapeur ne s'échappe. C’est possible. Mais, invisibles en apparence, elles continueront d’exercer une pression interne, et même plus fortement encore, exigeant du sujet, pour éviter toute « fuite », toute révélation de ce qui les remue, une contre-énergie considérable.
Tout cela n'est pas économique, ni très écologique.
*
Dire que les émotions ne sont pas professionnelles est une absurdité. Elles sont humaines (c’est-à-dire animales). Mais je crois qu’il traîne encore cette idée, en creux, que les émotions (dont les pleurs sont la plus évidente manifestation) sont un apanage du féminin, et comme telles, soupçonnées par avance d’être une manifestation de faiblesse. Voilà ce que pensaient probablement les hommes corsetés, supposément rationnels, qui tenaient le haut du pavé dans les organisations et les entreprises du temps passé.
Cette façon de voir les choses est peut-être liée, chez les modernes, à une fascination pour le fonctionnement de la machine, dépourvue d'émotion, ne se mouvant ou n'agissant que par calcul, par jeu d'automatismes et de commandes. Et si efficace…
Pourtant il est bon de se rappeler qu’une telle conception des choses n’a rien d’universel. Elle est absolument culturelle.
Par exemple, voici, sur les larmes, ce que dit l’historien Georges Didi-Hubermann du guerrier Achille, et de ses émotions :
« Quand on lit Homère, on voit qu’Achille pleure beaucoup. Pourquoi pleure-t-il beaucoup ? Le verbe qui dit : « Que ses larmes jaillissent », c’est un verbe magnifique. C’est un verbe qu’on emploie pour les fleurs, c’est-à-dire : ça pousse. Ces larmes poussent comme des fleurs. C’est ce qu’on traduit par « elles sont abondantes » mais c’est le même verbe pour dire qu’un pré est abondant de fleurs blanches. Ces pleurs sont à la fois un principe de vitalité et de beauté. Et c’est magnifique. Il pleure exactement comme, par exemple, il ferait jaillir son sperme, c’est exactement la même chose pour un Grec. C’est un principe vital qui sort du corps. »
La crise émotionnelle a été, longtemps, synonyme d'ébranlement intérieur, de changement. La catharsis, le surgissement d'émotions profondes, apparaît alors comme une purge de choses anciennes, enfouies, qui encombrent et dont on se libère brutalement, de la même manière que le chirurgien débride une plaie ou un abcès, pour laisser s'écouler les humeurs mauvaises, et ainsi purifier l'être, le nettoyer — le soigner.
Au fond, lorsque les émotions viennent nous visiter, nous pourrions toujours nous rappeler que leur expression signifie, d’abord, que nous sommes vivants, et que notre corps nous le rappelle.
Ce qui tout compte fait, est une bonne nouvelle.
Je vous souhaite une bonne journée émotionnelle !
Je tombe sur cette citation dans Philosophie Magazine, qui me semble à propos ici :
“Les larmes, écrit le philosophe Jean-Louis Chrétien, restent l’un des lieux les plus communs d’exercice de notre humanité, elles montrent que nous avons su nous laisser atteindre, toucher par un événement, par une personne, par un Autre” (Promesses furtives, 2004).
Merci pour cette rubrique lacrymale ;-) !
Eh oui, sous le masque de la « persona » en société se cachent nos émotions. Tout du moins, on nous intime de les cacher. Garder tête froide, montrer une poker face, c’est synonyme de constance en toutes circonstances (désolé, c’est lourd!).
Mais comme spectateur, devoir se questionner, mmmh, c’est souvent peu agréable. « Ai-je provoqué cette effusion? Suis-je incriminé? ».
J’ai l’impression que ces larmes dérangent non pas tant sur ce qu’elle disent ou laissent à penser de l’émotif, que sur celui qui assiste à cette ouverture des vannes.
Qu’en pensez-vous? J’Opte pour partage de la responsabilité du traitement de cette information, puisqu’il s’agit de communication non verbale dans toute sa complexité. Ca serait une piste de réflexion: qui pour accueillir cette expression? Comment en prendre (bien) soin?
Et pour les larmes de joie, c’est grave docteur :-) ?