Bienvenue sur mon bloc-notes ! Je suis Marc Traverson. Je poste une ou deux fois par mois quelques notes sur la psychologie, le coaching, le monde tel qu’il va ou ne va pas, pour regarder les choses autrement et vivre sa vie en conscience.
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Je ne sais plus combien de personnes ces derniers mois m'ont confié leur sentiment d'avoir été projetées dans une sorte de dystopie. Cette impression tenace d'étrangeté, d'irréalité, d'impossibilité devant le spectacle du monde tel qu’il se déploie sous nos yeux, rejoint ma propre expérience. En y réfléchissant, il me semble que cela est apparu avec le covid. Que l’on ait soi-même bien ou mal vécu cette période, elle a été un choc. Le choc de l’inédit. Ainsi la planète pouvait s’arrêter de fonctionner, se figer d’un jour à l’autre ? Impensable. Et pourtant…
Depuis, il semble que les choses se soient accélérées, comme si le monde était entré dans un tourbillon chaotique. J’ouvre la radio ce matin, et j’apprend que le chef de gang qui préside désormais aux destinées des USA, entend mettre la main sur Gaza pour transformer les rivages de la Méditerranée en Mar-a-Lago bis. Palmiers, piscines et grands hôtels où se prélasseront les grands patrons de la tech, après la déportation des populations palestiniennes survivantes, invitées à aller se faire voir ailleurs.
Apparemment notre sentiment dystopique n’est pas prêt de s’éteindre. Peut-être que l’espace-temps a fourché sans que nous y ayons pris garde, et que nous sommes désormais entrés dans une autre dimension. La dimension du fake. Guy Debord prophétisait dans la société du Spectacle que le vrai était appelé à devenir “un moment du faux”. Nous y sommes. Bienvenue en dystopie.
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On a beau se pincer, s'étonner, s'indigner, on n'arrive pas à croire ce qu'on voit se déployer jour après jour. Les catégories et usages habituels semblent frappées d'obsolescence. Les certitudes communes vacillent, une incrédulité inquiète s’installe devant le tour que prend le spectacle du monde. Ce qui émerge de cette démolition de l’ordre ancien, dont les contours restent encore brumeux, n’est pas encore bien discernable — mais il faut beaucoup d’imagination pour croire que tout cela annonce des lendemains qui chantent.
On songe à la célèbre phrase de Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » ...
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La vie continue, normale, ou presque. Mais quelque chose ne passe pas. Quelque chose de sourd s'est installé en toile de fond, le retour de la guerre, ce mot qu’on voulait oublier, ici, en Europe. Une mélasse collante touillée dans le chaudron mondial par une clique de clowns paranoïaques, d'histrions cruels et incultes, que des foules portent aux nues. Des types qui s'y croient, et qui se lâchent, qui s’attachent à dynamiter toutes les digues de la common decency, tous les liens qui font tenir ensemble les sociétés humaines. La tendance de la saison est au nihilisme, qui se porte en bandoulière cette année.
On en est au point de devoir en quelque sorte se forcer pour se convaincre de la réalité des événements qui se produisent, à une vitesse, une échelle, une magnitude qu'on n'avait pas imaginée possible. Et puis, on s'habitue. On s'habitue à tout. Mais aujourd’hui ce qui prédomine, c’est une forme de sidération. C’est une catégorie psychologique intéressante, la sidération. C'est ce qui se produit lorsque le cours des choses prend de vitesse nos anticipations. Notre capacité à comprendre (et à digérer) est dépassée, on reste en arrière de la réalité. On boucle. On s'indigne. On soupire. À moins qu’on préfère regarder ailleurs, penser à autre chose, positiver à tout prix. Il faudra bien apprendre à se défendre pourtant, et résister à cette vague, là où l’on est et comme on peut, d’une manière ou d’une autre.
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Le philosophe hongkongais Jianwei Xun parle d’hypnocratie pour décrire ce régime de la sidération, voulue par les prédateurs, pour paralyser leur proie, la prendre de vitesse, la priver de ses moyens, la couper de son intelligence de situation et ainsi, la rendre à merci. Pour cela, donc, il faut saturer les esprits, les emprisonner dans des bulles, empêcher de penser. La thèse de Xun est qu’il s’agit d’exercer un contrôle “non pas en réprimant la vérité, mais en multipliant les récits au point que tout point fixe devient impossible”. Le coup de boutoir permanent, la transgression incessante, le chaud et le froid, le révisionnisme en temps réel, le n’importe quoi à jet continu. Surprendre, apeurer, déstabiliser, tel est le programme.
L'état de sidération est un sable mouvant. Il semble qu’on s'y enfonce d'autant plus qu'on se débat pour en sortir, et retrouver une terre ferme. La sidération coupe de soi-même. Elle gèle quelque chose en nous, elle désarme la pensée.
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Aujourd’hui c’est toute une société qui est sidérée. L'Europe est stupéfaite de voir balayées ses valeurs, ses croyances, le rêve de paix et de prospérité sur lequel elle s'est bâtie tant bien que mal, avec obstination et courage, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Impuissante, déchirée, éparpillée façon puzzle, elle voit la gangrène attaquer ses propres organes. Elle voit monter une tentation servile, une tentation d’allégeance — et pourquoi pas se venger de sa propre faiblesse sur plus faible que soit, le différent, le migrant, l'apatride, l'autre ? On espère sauver sa peau en courbant l'échine devant la brutalité et le bluff, en baisant la babouche du caïd, en opinant à ses coups de menton dans l’espoir d'attirer ses bonnes grâces. En somme, lui donner des gages mimétiques : se mettre à lui ressembler. Tentation de l'homme fort, de se trouver un protecteur. Un invariant de l’histoire humaine, autant qu’on sache. Rien de nouveau sous le soleil. Mais, en Europe du moins, cette tendance-là, nous savons exactement où elle mène (du moins si les algorithmes n’ont pas encore fini d’effacer dans les cerveaux mous les dernières traces de l’Histoire).
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La sidération est une panique froide. Bras ballants, pupille dilatée, le pensée saute d'une impossibilité à une autre, elle tourne en rond. On n'arrive pas à saisir ce qui se passe, non plus qu’à réagir à la hauteur de l’événement. L'image est celle du lapin pris dans les phares, et c'est une histoire qui ne se termine pas bien. Mais c'est aussi, disons-le, un spectacle qui, si inquiétant soit-il, a quelque chose de ridicule, et presque comique. De tout cela, il n'est certainement pas interdit de rire, et peut-être que la sagesse commanderait de se laisser aller, au moins un instant, pour se purger, à un grand rire libératoire et pantagruélique.
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Allez, je ne voudrais pas vous laisser au bout de ce post avec un goût amer. Pour finir, je livre à votre réflexion cette phrase profonde qui a éclairé mon optimisme quand je l’ai croisée au détour d’une page du dernier livre d’Agamben, Ce que j’ai vu, entendu, appris (éditions Nous, 2024, traduit de l’italien par Martin Rueff) :
« La comédie est plus vraie que la tragédie et l’innocence plus profonde que la faute. »
Il faut au moins continuer de croire en la littérature. Elle ne nous lâchera pas.
Bonne journée.