Je connaissais déjà un peu le qi gong, cette gymnastique chinoise des énergies internes, quand un jour, une femme croisée au hasard d’un cocktail me livra son expérience. Elle avait longtemps vécu en Chine, où elle avait été initiée aux arts martiaux par des maîtres réputés. Elle avait beaucoup d’avance sur le chemin où je débutais. « Vous verrez, me dit-elle, par quelque route qu’on emprunte, sur le chemin de la pratique, on aboutit toujours au taiji quan. »
Certaines phrases (est-ce parce qu’elles sont prononcées sans la moindre volonté de convaincre ?) s’impriment en nous comme des oracles. Il m’arrive de répéter cela à mon tour, après en avoir constaté la vérité. On finit toujours pas le taiji (que l’on ortographie parfois Taï chi) !
Cet art martial interne est une méditation en mouvement qui exprime avec élégance les principes énergétiques propres à la conception taoïste. Sa forme se caractérise par l’alternance yin-yang, l’importance d’harmoniser le souffle et le geste, la justesse des appuis et des transitions, la fluidité du mouvement, entre flux et reflux, comme la vague ou la marée, avancée puis retrait, tirer puis pousser, parade et frappe, etc. La pratique vise à nourrir le qi, l’énergie, que le corps emmagasine et dont on favorise la bonne circulation par la précision des gestes, par un certain équilibre dynamique, une harmonie en mouvement. Rien bloquer, rien disperser, rien tarir. Ouvrir, mais sans excès ; donner, mais sans s’épuiser ; ne rester fixé sur rien mais privilégier la souplesse ; conserver toujours une réserve d’allonge et de puissance. Le taiji comme toute pratique martiale est un rituel dont la conscience s’affine par la répétition, jusqu’à ce que le mouvement s’incorpore et qu’il ne soit plus besoin de penser et de commander au corps pour qu’il réalise le geste juste (mais un geste que l’on ne cessera pas pour autant de corriger, et de corriger encore, de corriger toujours, dans une discipline d’apprentissage à la fois humble et déterminée).
Un soir, dans le cours de taiji que je suivais alors, un homme se présenta, un homme de type japonais, râblé, d’un âge qu’on devinait vénérable. Pierre, notre vieux maître (il avait alors quatre-vingt-trois ans), fit grand cas de l’inconnu, qui prit sa place au milieu de notre groupe, au centre du dojo, et manifesta pendant la séance une grande avidité d’apprendre. Je le voyais, à chaque explication, reproduire studieusement le geste de notre maître, et le reproduire plusieurs fois pour bien le mémoriser. Or à la fin du cours, j’appris que le nouveau venu n’était pas n’importe qui. Il avait été un danseur vedette de la troupe du grand chorégraphe Peter Brook. En consultant par curiosité sa page Wikipédia, je découvris avec incrédulité, qu’il était âgé de quatre-vingt-six ans. Je n’en crus pas mes yeux. Quelle leçon de vie ! Cet homme, qui avait fait une immense carrière, qui avait été acclamé sur les plus grands scènes du monde, malgré son âge canonique, s’était placé tout naturellement parmi nous dans la posture de l’élève — avec une telle humilité que je sentis notre vieux maître piqué de ce cadeau du ciel. Je regardais ces deux vieillards robustes, conquérants du grand âge, pratiquer le taiji, et je voyais deux gamins curieux, passionnés d’apprendre et de transmettre. Ils irradiaient la même énergie enfantine, et il me sembla ce soir-là que la mort, penaude, avait reculé devant la fraîcheur de leur vieillesse triomphante.
Oh c’était Yoshi Oida?