Psychologie de la négociation
Qu’entend-on lorsque l’on parle de négociation ? Pour les uns, il s’agit d’une partie du travail commercial, dans la perspective d’une vente. Pour d’autres, c’est la capacité d’influence, persuader, convaincre - parfois manipuler. Pour d’autres encore, négocier consiste à s’opposer, parfois durement, pour obtenir la satisfaction de ses demandes. Bien sûr, la négociation, c’est tout cela, et d’autres choses encore. Elle est sans doute ce que les humains ont trouvé de plus intelligent pour réduire leurs divergences d’intérêts.
On dit parfois que négocier engage le cerveau (l’intellect), le coeur (avoir du courage, oser), et les poings (la tactique, l’opportunisme, la réactivité). La négociation suppose un sens dialectique affirmé, mais aussi une intelligence des rapports de force et de pouvoir, et du caractère. En somme, c’est un sport complet.
Il était donc opportun de faire le panorama des principales connaissances et théories sur les négociations, considérées sous l’angle des interactions et de la psychologie. C’est le travail auquel s’est attelé Stéphanie Demoulin, professeure de psychologie sociale à l’Université catholique de Louvain dans son livre Psychologie de la négociation, du contrat de travail au choix des vacances (éditions Mardaga, 355 p). Là où les experts du sujet prodiguent des conseils pour réussir ses négociations, elle adopte une approche plus théorique, marquée par sa formation universitaire, qui permet de structurer précisément les connaissances sur ce vaste sujet et de les organiser avec une clarté dont le lecteur lui sera redevable.
Le livre n’est pas vraiment destiné à un large public. Plutôt à des étudiants, des psychologues ou des praticiens qui souhaitent approfondir leur compréhension des travaux de recherche sur les différents aspects de la négociation. Stéphanie Demoulin aborde et décrypte les essentiels : négociations distributives et intégratives, stratégies et tactiques, motivations et intérêts, gestion des émotions et des conflits, compétition versus coopération, pouvoir donné par les solutions alternatives et la MESORE, etc. Tout est abordé, le plus souvent à la lumière d’expérimentation et d’études scientifiques. Par son exhaustivité, ce livre est certainement appelé à devenir une référence indispensable dans toute bonne bibliothèque consacrée à ce sujet passionnant.
Stéphanie Demoulin montre comment l’acte de communication complexe qu’est la négociation est influencé par de multiples facteurs (individuels, culturels, cognitifs) qui ont un impact bien concret sur les accords que construisons chaque jour pour faire avancer nos intérêts et ceux des groupes que nous représentons. Le souci didactique est partout présent, avec, à la fin de chacun des chapitres, une synthèse en quelques pages, très bien faite, qui permet de mettre en évidence les points à retenir.
Un accent particulier est porté le rôle central que jouent les croyances individuelles et collectives. L’image que le négociateur se fait de la situation, du pouvoir de son interlocuteur, de lui-même (se pense-t-il fort ou faible, compétent ou non ?), tout cela est capital, car nos représentations conditionnent largement la capacité à obtenir le meilleur à la table de discussion. Préparer ses négociations sert justement à prendre le recul nécessaire : collecter l’information, définir ses objectifs, analyser le contexte, se méfier des intuitions trop rapides (les « heuristiques »). Le livre pointe en particulier les biais de raisonnement auxquels nous entraînent certaines situations courantes, par exemple le « biais de somme nulle », lorsque l’on anticipe, à tort, qu’il devra y avoir un perdant dans la négociation, et que la coopération n’est pas une option disponible.
Un des chapitres les plus originaux concerne la négociation au féminin. Je n’avais pas conscience de l’écart entre les sexes quant à la capacité à se positionner. Il est énorme. Un chiffre : dans une population d’étudiants issus de la même école, 51,9% des hommes négocient leur premier salaire, contre 12,5% des femmes ! Par ailleurs, les femmes déterminent systématiquement des objectifs et des points d’aspiration plus bas que les hommes. Pourquoi une telle différence ? Stéphanie Demoulin ne conclut pas, mais souligne certains stéréotypes, selon lesquelles les femmes ont des caractéristiques (intuition, compassion, écoute) qui les éloignent de la représentation idéale du négociateur, porteur de caractéristiques plutôt associées aux hommes (assertif, agressif, combatif). On connaît l’histoire de la personne qui s’énerve dans une discussion : si c’est un homme on dira qu’il a de bonnes raisons et qu’il défend ses intérêts avec pugnacité, si c’est une femme, on dira « elle est hystérique, elle perd ses nerfs ». De fait, il apparaît même « qu’agir comme un homme n’est pas réellement une solution pour les femmes en négociation : soit elles en pâtiront en termes de sociabilité, soit elles subiront directement le retour de manivelle et subiront des pertes pour ne pas s’être comportées en conformité avec les attentes que l’on entretient vis-à-vis d’elles ». Un véritable cercle vicieux, puisque ces stéréotypes font peser une pression supplémentaire sur les femmes - elles se savent sur la sellette, ce qui bien sûr vient leur compliquer la tâche. Prophétie auto-réalisante, en somme. Mais rien n'est perdu : ainsi les femmes sont bien meilleures négociatrices, quand elles le font... pour les autres !
Pour finir, je voudrais répondre à une question qui m’était posée récemment par un étudiant. La négociation n'est pas une pratique naturelle, innée. Bien au contraire, elle mobilise un ensemble de comportements complexes, qui nécessitent un apprentissage - si on n'a pas eu la chance d'être éduqué dans l'arrière-boutique d'un marchand de tapis ! Négocier s’apprend. D'ailleurs, pour nombre d’entre nous, ce n’est pas quelque chose de facile. Ce qui n'empêche que ce processus d’une complexité fascinante, est aussi d’une grande banalité : nous négocions avec tout le monde, tout le temps, en famille, au travail. Le premier pas vers la maîtrise, c’est d’en prendre conscience. Tous négociateurs !
© Marc Traverson, 2015