Mon premier « vrai » contact avec ce qu’il est convenu d’appeler le burn-out date d’il y a une quinzaine d’années. On m’avait sollicité pour animer une formation à la gestion du stress pour le compte d’un groupement professionnel de la restauration. Je pris un train pour Metz, où se tenait le stage. Une salle biscornue, avec des chaises empilées dans un coin, à l’étage d’une brasserie. Les participants m’attendaient : une demi-douzaine de femmes et d’hommes entre vingt-cinq et quarante ans. Serveuses et serveurs en salle, cuisiniers, commis, gérants de bar ou de restaurant. Je passai deux jours avec eux, et leurs témoignages me marquèrent profondément. Tous étaient de grands brûlés du travail.
J’avais lu des choses sur le karōshi, ce mal qui frappe les salary men japonais et parfois les tue. Un jour ils s’effondrent, frappé d’un arrêt cardiaque. C’était une chose difficile à concevoir en France, un syndrome exotique qui semblait correspondre à une autre culture, un autre rapport au travail que le nôtre, marqué par une aliénation extrêmes. Comment pouvait-on en arriver là ? Or je découvrais à deux pas de chez moi, dans le bistrot d’à-côté, une brutalité que je ne soupçonnais pas.
Deux choses revenaient dans les témoignages. D’abord la soudaineté de l’effondrement. Les participants racontaient un coup de tonnerre dans un ciel clair. Tout d’un coup, le corps disait stop. On s’effondrait en pleurs, au travail, dans la rue. Ou bien, un matin, on ne pouvait pas se lever, comme une marionnette privée de l’énergie minimale pour redresser sa tête, activer ses jambes. Ce moment, plusieurs participants pouvaient le dater. Ils s’en souvenaient précisément. La veille encore, ils s’affairaient, tout entier dans l’action, absorbés par les gestes de leur métier. Et soudain, tout s’arrêtait, comme une machine dont le moteur casse. Au panache de fumée noire qui sortait du capot, on savait que c’était grave.
Ils reconnaissaient qu’il y avait eu des signes avant-coureurs, des alertes de santé, des addictions pour compenser, une irritabilité qui avait pesé sur la vie de famille, un sentiment de détachement et de repli. On finissait, disaient-il, par agir dans la journée comme un automate, dans une sorte de brouillard, dont on ne sortait que pour sombrer dans un sommeil haché, comateux. Pendant des mois, voire des années, ils n’avaient pas mesuré ce qui leur arrivait, ni trouvé le moyen de réagir.
Après la bascule, commençait autre chose. Un repos qui ne repose pas, ou si peu, des mois de convalescence, les antidépresseurs et les anxiolytiques, et en eux inscrit profondément ce choc qui ferait que le travail ne serait jamais plus ce qu’il avait été, cette dépense à perte, cette flambe. Pour les moins chanceux, ceux qui avaient été les plus durs au mal, la traversée d’un sévère épisode dépressif.
A mon empathie pour leur situation se joignait l’étonnement : à l'époque on parlait de surmenage, qui évoque un « excès modéré », quelque chose de bénin qui se traite par un peu de repos. Ce que l'on me racontait était d'une autre ampleur.
Au long de ces deux jours, chacun put dire son histoire, son parcours, la remontée, la reprise du travail. Un groupe d’anciens combattants du front de la suractivité. Ils n’avaient pas su appuyer sur le bouton stop. C'était l’histoire de la grenouille plongée dans l’eau chaude. Tous éprouvaient un évident soulagement à narrer leur histoire sans risque d’être jugés. Ils racontaient le repos forcé. Un participant qui avait voulu, comme un cavalier désarçonné, remonter trop vite sur le cheval, avait rechuté gravement. Il y avait des témoignages sur ce qui avait précédé la chute : temps de travail morcelé, longues stations debout, horaires du soir et du week-end, brusques montées en rythme lors des « coups de feu » (les bien nommés), et souvent un management sans douceur - on ne parle pas dans la restauration de « brigade » par hasard. Il fallait assurer le service, jour après jour, les clients n’attendaient pas. Ils disaient aussi avoir aimé cette tension, dresser, servir, desservir, encaisser les clients, à fond dans l’activité, chacun sa tache, tous coordonnés comme dans un ballet bien réglé, jonglant avec les demandes, courant à droite et à gauche, avant que la pression ne commence à retomber, à la fin du service. Et bien sûr avec le sourire, un bon mot, c’était ça le métier. On n’était pas là pour s’écouter, mais pour apporter du plaisir, aller au devant du désir des clients. Le patron - pas à l’abri de l’épuisement lui-même - pouvait faire appel à quelqu’un d’autre, si on manifestait moins d’entrain. Baisser le pied n’était pas une option.
Depuis ce jour-là, je ne regarde plus de la même manière, quand je me trouve dans un restaurant, la serveuse qui court de cuisine en salle et de salle en cuisine, se faufilant entre les tables bondées, une assiette au bout de chaque bras, tendant l’oreille à quelqu’un qui la hèle pour demander de la moutarde, tout en souriant à l’autre qui manifeste de la mauvaise humeur parce que son café n’est pas encore là. Et j’ai une pensée, en fin de soirée, alors que la ville s’assoupit, quand je croise un serveur qui empile des monceaux de chaises et de lourdes tables à la fermeture de son café, et qui devra encore passer la serpillère sur le sol souillé avant, enfin, de descendre le rideau et de rentrer chez lui pour une courte nuit. Je sais le prix de ce travail d’équilibriste, et le fil qui parfois se casse.