Ne changez rien !
La rentrée ne devrait pas être seulement le "retour du même". C'est aussi le temps de quelques réflexions sur ce qui change - ou pas.
Pour beaucoup d’entre nous, c’est la rentrée. L’époque où tout change et tout recommence. Retour, redémarrage, reprise ? Choisissez. Mais que nous réserve ce nouveau cycle ? Alors j’en profite pour partager quelques considérations sur le changement, celui qui s’impose à nous, et celui qu’on appelle de ses voeux.
Il est habituel d’appeler Héraclite à la rescousse (« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ») pour dire que tout change toujours, que le changement est sans début ni fin, et que rien ne dure longtemps. C’est vrai, changer ne s’arrête jamais. Rien ne demeure, tout se transforme. Il y a tout ce qui apparaît, tout ce qui émerge dans notre existence, jour après jour, instant après instant, et aussi tout ce qu’on laisse, qu’on oublie, tout ce qui disparaît au fil de l’eau. L’impression que certaines choses sont immuables n’est — justement — qu’une impression. Après tout, le Changement avec un grand C — le changement au sens métaphysique, l’impermanence des bouddhistes — n’est, à bien y regarder, que l’autre nom du temps qui passe.
Et pourtant, même en sachant cela, il arrive, dans un moment de joie ou de plaisir, qu’un cri nous vienne : Ne changez rien ! Comme une prière, à dieu ou à diable, une supplique pour que dure l’instant et qu’on en profite encore. C’est ce qu’exprime magnifiquement Rousseau dans ses Rêveries d’un promeneur solitaire, quand il évoque le fugace sentiment du bonheur et notre impuissance à rien retenir ni prévoir :
« Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a là rien de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure, je doute qu’il soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ? »
(Jean-Jacques Rousseau, les Rêveries du Promeneur solitaire, Folio classique, éditions Gallimard, 1972, p.128.)
La rentrée est un bon moment pour constater que certaines choses changent trop vite… et d’autres, bien trop lentement à notre goût ! Il y a tous les changements qui se produisent, disons, à la Bartleby : alors qu’on préfèrerait pas. Tout ce qui arrive qu’on n’a pas choisi ni voulu, et dont on se passerait volontiers. Les accidents, les aléas, la maladie, les coups du sort. La folie des hommes, les dérèglements du monde et les tremblements de l’Histoire.
Et puis il y a aussi les changements dont on rêve, qu’on espère secrètement, quand on a le sentiment de subir une situation, et qu’on n’attend que ça justement : que ça change.
Il est rare qu’on ne reconnaisse pas au fond de soi quelque aspiration de cette sorte. Et parfois même, un désir de changer soi, pour approcher une “meilleure version” de nous-même, une version plus sereine ou plus affirmée, plus détachée ou plus combative, plus indulgente ou plus exigeante, selon le cas. Cette intranquillité est, je crois, un heureux aiguillon. Le signe qu’on n’a pas abandonné la volonté d’évoluer et d’apprendre. Bien sûr, comme tout désir, celui-ci est souvent ambivalent. Par exemple, il se peut qu’on veuille reprendre sa vie en main, et pour cela se donner un cadre, des objectifs, un planning, etc, et qu’en même temps que ce besoin d’ordre et de contrôle, on voit bien qu’une part en nous incline à l’opposé, à desserrer la discipline d’une vie trop réglée ou prévisible, sans audace, et plutôt à libérer une part sauvage de soi qui se moque bien d’ordre et d’efficacité.
Je n’ai pas constaté que les recettes du « développement personnel » étaient d’un grand secours pour résoudre ces tensions intérieures qui nous animent. Le mot « développement » contient du reste une injonction à grandir, à croître et augmenter, qui reflète l’hémiplégie de notre époque, sa manie de la positivité à tout crin, de la croissance, du toujours plus. Or, pour changer quelque chose de sa vie, ce n’est pas seulement de développer dont on a besoin : au fil de l’existence, ce qu’on cesse — de faire ou de croire — est au moins aussi important que ce qu’on prétend ajouter. Pour avancer, il faut savoir aussi abandonner quelque chose, lâcher ce à quoi, par habitude ou paresse, par fatigue ou manque d’imagination, on aurait laissé notre perspective se réduire.
La sagesse face au changement, paraît-il, consisterait à accueillir avec la même tranquillité aussi bien le tragique du monde que la versatilité de notre propre nature (car, se connaissant un peu, on sait qu’en dépit de l’élan du moment, on sera vite à désirer autre chose). En somme : apprécier le moment présent, quelle que soit sa couleur, la vie telle qu’elle est.
Bonne rentrée !