J'avais, comme journaliste, rencontré Bruno Latour il y a bien longtemps, quand il dirigeait le centre de sociologie de l'Ecole des Mines. Personne alors ne le connaissais en dehors de son champ (l’anthropologie des sciences), mais j'avais été frappé par son regard, d'une intelligence intimidante mêlée de facétie. Ses écrits me paraissaient alors abscons, mais je n’ai jamais cessé de suivre ses travaux. Depuis une ou deux décennies, il s’est révélé. Sa curiosité insatiable alliée à sa puissance intellectuelle, son intérêt pour la science et la question des interdépendances, lui ont permis de tisser des liens inédits pour penser notre "nouveau régime climatique" et les questions d'habitabilité de la Terre, devenues des enjeux critiques. Il aura été cela, qui est si rare : un penseur. C’est-à-dire quelqu'un capable de révolutionner le regard trop habitué que nous portons sur le monde.
On parle souvent, à tort et à travers, de la nécessité de « changer de paradigme ». Or Latour fait partie de ces personnes dont l’oeuvre permet de faire cette expérience rare et bouleversante. Sa lecture n’est pas innocente : on peut en sortir chamboulé, tant il embrasse large. C'est, en tout cas, mon expérience. Sa capacité à dynamiter les évidences, à refuser les simplifications pour mettre au contraire à jour toute la complexité des choses, toute leur richesse, remet l’humain à sa juste place : sa place de « terrestre » — parmi d’autres.
Le concept-clé de Latour dit parfaitement le mouvement de civilisation que nous n’arrivons pas à faire collectivement : atterrir. Atterrir, donc redescendre de ce monde hors-sol que nous croyons habiter, pour reprendre pied sur le sol réel (celui, bien concret, que nous stérilisons jour après jour, que nous recouvrons de ciment et que nous transformons en désert). Atterrir, pour retrouver le sens de la réalité, la vraie. Et pour cela, commencer par mesurer tout ce dont nous dépendons, à chaque instant, pour simplement vivre, respirer, continuer d’engendrer.
Jamais Latour ne s’est laissé aller à la tristesse ou à la dépression. Au contraire, il y a chez lui une joie de penser, une pétillance à ouvrir sans cesse le regard pour y faire entrer tout cela que nous prétendons oublier et qui se rappelle à nous, les bactéries et les virus, les fleuves et la “zone critique”, la fragilité et la résilience de Gaïa. Jamais de morale chez Latour, mais toujours un appel à la raison, une fête de l’intelligence, une joie communicative, un regard ajusté sur la science, et des métaphores qui tourneboulent. Il faut voir comment dans son livre Où suis-je ? (éditions La Découverte) dont je vous recommande absolument la lecture, il revisite la métamorphose de Kafka, en retourne le sens pour en tirer une lecture stupéfiante, jubilatoire.
Latour est un ouvreur de regard, qui semblait écrire depuis l’avenir, et a entraîné dans son sillon toute une génération de scientifiques, de sociologues, de philosophes et d’écrivains qu’il inspirait. Son oeuvre fertile continuera de faire son chemin.
Merci cher Monsieur ! Et bon vent à vous.