L'esprit du groupe
Chaque groupe a un "quelque chose" qui le distingue, qui se perçoit intuitivement et qu’on peut appeler poétiquement son égrégore
J’aime assez le mot égrégore, qui a été utilisé pour désigner ce quelque chose qui émane d’un groupe, d’un collectif. Le mot a une résonance ésotérique ou hermétique, et cela lui confère une sympathique coloration alchimique, mais j’y entends surtout l’étymologie grecque, sa signification faire lever, éveiller, réveiller.
J’anime et facilite des groupes et des équipes depuis longtemps, dans des dispositifs de coaching, de thérapie, ou de supervision des pratiques professionnelles, et je sais d’expérience que chaque groupe a un quelque chose qui le distingue, qui le caractérise, et qu’on pourrait appeler poétiquement son égrégore.
Mon vieux maître de psychanalyse m’avait confié cette clé, un jour que nous discutions d’une conférence que je devais donner et alors que cette perspective me provoquait un certain trac :
« Un groupe, quelque soit sa taille, est exactement comme une personne. Il faut s’adresser à lui comme on s’adresserait à une personne, dans un colloque singulier. »
C’est une leçon que je n’ai jamais oubliée, et il m’arrive de m’en rappeler quand quelqu’un me fait part de ses inhibitions à s’exprimer en public. Cette vision des choses a chassé, sinon tout mon trac, du moins la peur que je pouvais ressentir de me retrouver seul devant tous. Si je m’adresse à une salle de trois cent personnes, je le fais comme si j’avais devant moi un seul individu. Je sais qu’au-delà de la multiplicité des personnes qui m’écoutent, il existe cette entité invisible, en quelque sorte indépendante des participants pris individuellement, qui est mon interlocuteur, et à laquelle je m’adresse. Les artistes qui font profession de se produire sur scène disent cela à leur manière : “la salle” était formidable ce soir, ou nerveuse, ou distraite. La salle, le public, l’audience.
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Oui, un groupe qui se constitue provisoirement, comme une équipe qui se connaît depuis des années, ont une singularité, une signature particulière. C’est ce que signifie la notion d’égrégore, telle que je la conçois. Le groupe est autre chose que la somme de ses participants. Il n’est pas plus, il n’est pas moins que l’addition de celles et ceux qui le compose : il est, aussi, autre chose que cette somme. Il a son caractère, son tempérament, son humeur, ses capacités, ses méconnaissances, il a son atmosphère (qu’on sent dès qu’on s’en approche), des émotions et des réactions qui lui appartiennent. Dès que des humains se regroupent, quelque soit leur objet commun, quelle que soit leur visée, (travail, production, loisir, thérapie, etc) au-delà même de leurs échanges, du contenu de ces échanges, il se produit une forme de connexion entre eux qui fait exister ce méta-individu qui les dépasse et les anime. L’égrégore est, en somme, l’inconscient du collectif.
N’y voyez pas une vision irénique ou éthérée. C’est assez concret et palpable, et je suis sûr que vous en avez comme moi l’expérience. Il y a des groupes passionnants, engagés, sympathiques, et d’autres qui nous touchent moins, peu généreux ou indifférents, ou même rejetants. On peut dans un collectif se sentir à l’aise, porté, ou au contraire oppressé, inquiet. Et bien sûr, les groupes, comme les personnes, changent, évoluent, mûrissent, et parfois se métamorphosent.
Ce qui importe, je crois, est de ne pas perdre de vue cette dimension. Et savoir que nous pouvons aider à la faire exister dans l’esprit des participants. Ne serait-ce qu’en nommant cette dimension, en rappelant aux membres d’une équipe réunie, que tout ce qu’ils sentent, disent et font, participe de ce lien qui les dépasse et les inclut. Et qu’ils ne sont jamais, aussi indifférents ou détachés qu'ils se pensent dans leur for intérieur, étranger à ce qui se passe effectivement dans leur groupe. Y compris les perturbations, ou ce qui les dérange. Ils y ont leur part, fût-elle inaperçue. C’est un message de responsabilité : on ne reçoit du collectif qu’à la mesure de ce qu’on lui donne.
Prendre soin d’une équipe, quelque rôle qu’on tienne dans cette équipe, demande parfois de lever la tête, et de se rappeler qu’il existe une agentivité propre au collectif en tant que tel. Alors peut-être, de temps en temps, écouter cela qui est impalpable, se mettre dans la disposition de sentir ce qui se passe, au-delà des individus, et se demander, ensemble : qu’est-ce que le groupe est en train de faire, que veut-il, et qu’est-il en train de nous dire ?