J’ai eu, ces deux dernières années, l’occasion d’animer des groupes de supervision avec des travailleurs sociaux (éducateurs spécialisés, chargés d’insertion, psychologues) de l’association Alteralia. A l’issue de cette mission, je voulais partager quelques réflexions tirées de cette expérience à leur contact. (Et peut-être est-ce aussi pour moi une manière de réagir à certains propos de comptoir qui saturent l’espace médiatique et politique, dès qu’il s’agit d’aborder la « question de l’immigration ».)
J’ai beaucoup appris de ces groupes d’analyse des pratiques, et des partages avec ces professionnels de l’accompagnement, parfois très jeunes, parfois eux-mêmes issus d’une immigration récente, dont la mission est d’aider des mineurs non accompagnés, des familles, dans leur parcours d’insertion. Concrètement, leur métier consiste à soutenir des personnes et des familles venues de la rue ou d’un habitat insalubre, les aider à trouver un logement, à accomplir les indispensables démarches administratives (obtenir des « papiers »), les suivre dans un parcours qui les amènera à trouver peu à peu leur place dans la société française, une formation, un travail, à devenir des citoyens à part entière.
Combattants d’une ligne de front invisible
On entend parfois dans les médias que l’on a « fermé un bidonville », un « village de tentes », ou un « campement sauvage » à l’ombre d’une bretelle d’autoroute, à Paris, Calais ou ailleurs. On en parle lorsqu’il y a des affrontements, des débordements, des riverains excédés par les nuisances ou la toxicomanie qui s’est installée en bas de chez eux. Mais on ne parle guère du patient travail qu’effectuent les travailleurs sociaux, le précieux travail de reprisage qu’ils accomplissent pour aider les personnes déplacées à retrouver une vie digne. Il faut affronter beaucoup d’obstacles, dépasser le fossé culturel, la défiance, les traumatismes. C’est un tissage lent, et patient, fait avec peu de moyens, et peu de reconnaissance de la société.
J’ai entendu la difficulté de leur tâche. Le manque de ressources et de moyens. La dureté des histoires de vie auxquelles ils sont confrontés. Et je voudrais témoigner du courage et de la bonne humeur de ces « travailleurs de la première ligne ». Oh ils craquent parfois. Mais ils ne lâchent rien. Ils sont, sans le savoir puisque personne ne le leur dit, des combattants essentiels, sur une ligne de front invisible. La ligne de l’intégration. La ligne qui fait la frontière entre le rejet de l’autre et le « faire société ». À mille lieux des peurs identitaires, des fantasmes d’invasion et de grand remplacement agités par de pauvres épouvantails, ils affrontent avec entrain, et entre eux une solidarité sans faille, la grande pauvreté, l’exil, le mal logement, les addictions, les dérives délinquantes, l’exclusion dans toutes ses dimensions. Ils font de leur mieux. Que demander d’autre ?
Premiers de cordée
Nos élites, ou supposées telles, préfèrent tourner les yeux vers ceux que l’on appelle désormais les « premiers de cordée ». Il me semble pourtant que les travailleurs sociaux, par leur présence, leur engagement, leur détermination, sont de véritables « premiers de cordée » que nous pourrions honorer. Nous comptons sur eux pour ravauder au quotidien le lien social déchiré, nourrir malgré tout la cohésion et la confiance, tout ce qui fait que notre société continue, malgré les discours de haine, d’accueillir, d’intégrer, de stabiliser des personnes abîmées par des parcours de galère, des exils, des abandons, des violences de tous ordres.
Stimuler, canaliser ces énergies, soutenir un projet de vie, pour qu’un homme, une femme, un enfant trouve un équilibre, s’insère dans le monde du travail, apporte sa pierre à la communauté nationale : valeur ajoutée immense ! Parce qu’aider, ne serait-ce qu’une seule personne, à surmonter ses traumatismes, à s’acculturer à un monde dont elle n’a pas les clés, à apprendre à vivre en famille dans un logement décent (car oui, cela doit parfois s’apprendre), et finalement contribuer à la société : c’est un apport inestimable. Pour nous tous.
Alors, qu’il me soit permis ici d’envoyer un message de reconnaissance à ces travailleurs de l’ombre, qui font tellement plus que tous ceux que l’on voit habituellement dans les lumières des médias, pérorer sans fin leurs songes d’économisme creux, prôner l’accélération, le toujours plus toujours plus fort, quand nous avons tout au contraire besoin de sobriété et de décence, de l’intelligence du coeur plutôt que de bitcoins, quand le monde qui vient appelle une humanité sans grandiloquence, mais jour après jour, des actes, de petits gestes de réparation.
Qu’il me soit permis de leur dire ici la reconnaissance d’un citoyen qui sait ce qu’il leur doit.
Oui, mille fois oui à vos propos sur les véritables premiers de cordée.
Mais comment éveiller les consciences et ouvrir les cœurs ?