Le goût des cachotteries
La "question de confidentialité" est épineuse. Faut-il dire, ou ne pas dire ? Dire quoi, et dire comment ? Et à qui ? Petite revue de quelques enjeux du secret au travail
[Une première version de cet article a été publiée sur ma page LinkedIn]
La confidentialité est une question épineuse dans les organisations. Faut-il dire, ou ne pas dire ? Dire quoi, et dire comment ? Et à qui ? Être "transparent", est-ce vraiment souhaitable — ou au contraire la preuve d’une forme de naïveté qui pourra se retourner contre nous ?
Je voudrais commencer avec une situation tirée de ma pratique de coaching. Quand j’anime un groupe dans une entreprise, par exemple une session de co-développement, qui réunit des personnes qui ne se connaissent pas forcément, pour analyser ensemble leurs situations de travail, de manière approfondie, la question de la confidentialité est toujours "dans l'air". Dans ce cas, le coach facilitateur ne devrait pas omettre de l'aborder tranquillement, et spécialement au moment de la constitution du groupe - faute de quoi, si aucun participant ne le fait de son côté (ce qui dirait déjà quelque chose de la capacité à aborder ensemble les sujets délicats), la question risque de demeurer flottante, et d'occuper les esprits. Il est donc important de la poser sur la table, pour qu'elle soit discutée, et clarifiée.
La question se pose généralement ainsi : qu'est-ce qu'on peut (se) dire dans le groupe, et quel est le statut de la parole qui s'y échange ? Car ce que je dis dans ce cercle risque d'être porté à l'extérieur. Que faire de ce risque ? C'est une question de frontière, de limite, du chez soi et de chez l'autre. L'humain est un animal territorial. Questionner les règles de confidentialité qu'on se donne, c'est toujours délimiter un périmètre entre ceux qui font partie du cercle, et ceux qui n'en font pas partie. Par une frontière symbolique, les participants espèrent se sentir protégé, à l'abri des fuites comme des intrusions.
Le cas d'un groupe de co-développement est particulier, parce qu'on est censé y parler de soi, de son approche personnelle des situations, et peut-être aussi de certaines difficultés qu'on rencontre. Il faut se sentir suffisamment en confiance pour aborder des points qu'on ressent comme des fragilités. Or justement, je propose de considérer que la confidentialité est un outil qui vise à bâtir la confiance.
Mais cette confidentialité n'est jamais une certitude : elle est aussi fragile que tout engagement individuel. En tant que facilitateur, je ne peux jamais garantir la confidentialité du groupe. Je ne peux que garantir la mienne ! (Qui est, soit dit en passant, pour un coach ou un thérapeute, une affaire de déontologie.)
Voici un autre cas, très différent : un manager filtre les informations qu'il livre à ses collègues et collaborateurs. Quels sont ses critères pour le faire ? Est-ce qu'il tait des choses parce que sa fonction l'exige légitimement, ou au contraire pour maintenir, par le secret, son pouvoir, son pouvoir de savoir ?
Si je prends la situation d'une DRH. Sa fonction suppose non seulement qu'elle soit informée du montant des rémunérations des salariés de l'entreprise (et aussi de la taille du parachute doré de son patron...), mais aussi qu'elle protège la confidentialité de ces informations. Et ce secret peut être lourd à porter, quand elle doit conserver le secret sur certaines décisions qui pourraient avoir un sérieux impact sur la vie des personnes qu’elle côtoie tous les jours (par exemple si un plan social est en préparation, et qu'elle ne peut rien en dire avant une certaine échéance, pour des raisons réglementaires.)
Avoir “à en connaître”
Cette expression est utilisée dans le monde militaire, et du renseignement. Elle dit quelque chose d'intéressant. Être habilité au secret, cela signifie être autorisé à prendre connaissance d'une information classifiée. Avoir à en connaître, cela signifie qu'on est censé être informé de ceci ou cela (ce qui n'est pas la même chose).
Au cours du coaching d'un dirigeant, il y a quelques années, je me trouvai gêné par quelque chose, mais sans savoir quoi. Notre relation de travail était sérieuse, et confiante, et cependant quelque chose me dérangeait, sans que je puisse mettre de mots sur cette vague intuition. Quand je posai cela en supervision, l'image me vint d'un voile, un voile opaque qui occultait quelque chose de sa personnalité, en laissant une part dans l'ombre. Que recouvrait ce voile ? C'est alors que je compris ce qui se passait (pour moi c'était une première) : cet homme appartenait à une hiérarchie militaire, probablement aussi à un organe de renseignement, et protégeait certains éléments de son activité couverts par le secret. Son coach "n'avait pas à en connaître" ! Dans nos échanges, il devait faire la part des choses entre ce qu'il pouvait me dire, et ce qu'il devait taire. C'est l'ombre de ce travail-là, et la charge mentale qu'elle lui imposait, que j'avais sentie.
Jeux de pouvoir
En dehors de ce type de "secret fonctionnel", répondant à des règles professionnelles définies (ou d'une information strictement privée, qui se partage dans un registre amical, avec l'engagement naturel de garder la chose pour soi) la question de la transparence est, dans les organisations, une source inépuisable de jeux psychologiques (c'est-à-dire de jeux de pouvoir).
Se livrer, ou pas ? Dire, ou ne pas dire ? Dire qu'on garde des choses pour soi, ou garder les choses pour soi sans le dire ?
Certains crient sur les toits qu'ils sont les dépositaires d'un secret, et aiment se faire beaucoup prier pour lâcher le morceau, mais on découvre alors que ce qu'ils cachent bruyamment est une information banale : tout ce cirque n'est qu'une manière de se faire mousser, de se donner de l'importance au regard d'autrui.
Ici, il faut faire une distinction importante : le besoin de confidentialité (et parfois de simple discrétion) ne doit pas être confondu avec le goût des cachotteries. Si la confidentialité relève d'une attitude professionnelle, et du respect de règles commune (y compris de règles de bienséance), la cachotterie, elle, peut se définir comme un secret qui n'a pas lieu d'être. (Les cachotteries, ce sont les choses que les parents cachent à leurs enfants "pour leur bien", et que les enfants cachent à leurs parents parce qu'ils pensent que "c'est mal" - on voit que cela renvoie à un mode de relation infantile.)
Quand le secret est inutile
Garder un secret suppose de dépenser une certaine énergie, cela consomme de la bande passante. Je suis pour un principe d'économie. Ne mettons pas d'énergie où il n'y en a pas besoin ! Faisons simple.
Or les cachotteries ne sont pas seulement inutiles, mais néfastes. Confier quelque chose à quelqu'un, sous le sceau du secret, tandis qu'on le cache à tel autre collègue, pour lui faire un fleur, le mettre de son côté, c'est faire de l'information que l'on délivre la monnaie d'une alliance, l'objet d'un pacte. C'est toujours une prise de pouvoir. Faire des cachotteries, c'est se donner de l'importance, on l'a vu, mais c'est aussi prendre le risque de générer du "bruit" dans l'organisation : ce qu'on tait inutilement finit toujours par générer des supputations, une prolifération d'hypothèses, des bruits de couloir, radio-moquette et tutti quanti. Le prétendu "secret" s'en trouve comme diffracté, il anime conversations et conciliabules, et occupe les esprits. (Les humains adorent les papotages, qui éloignent le terrible risque de s'ennuyer.)
Dans un coaching, quand une personne analyse froidement ses raisons de dire ou de taire une certaine information, et son intérêt dans l'affaire, il arrive qu'elle envisage le risque, en étant transparente, d'effriter sa position, son autorité. Si je dis tout, est-ce que je ne sabote pas ce qui fait ma légimité, ce qui fait que les autres pensent que je suis très influent, ou très important, qu’en somme je suis dans le secret (des dieux) ? Cela c'est une première peur. L'autre, c'est le risque que ce que je confie naïvement se retourne contre moi. Si je confie mes doutes, par exemple, est-ce que les autres ne pourront pas s'en saisir pour en faire une arme contre moi ? Car ce que je dis pourra aussi être amplifié, déformé, on pourrait y mettre une certaine (mauvaise) intention que je n'ai pas, etc. (Et de fait, c'est toujours le risque que l'on court à communiquer.)
Cependant, je voudrais rappeler qu'en général, c'est plutôt faire des cachotteries qui génère du bavardage sur les autres, des jugements sur les personnes et des procès d'intention. C'est un grand pas de réaliser qu'on peut s'autoriser à dire les choses naturellement, sans prise de tête, et en tout cas sans cachotterie inutile. Mais cela exige, disons, certains "réglages". Car une fois qu'on a fait la part de ce que l'on ne doit pas dire (parce que notre fonction nous l'interdit, ou parce que cela n'apporterait rien d'utile à personne) vient la question de la manière. Des mots qu'on emploie. Du moment que l'on choisit. Du périmètre du groupe auquel on s'adresse. Tout cela qui fera qu'on pourra communiquer les informations nécessaires avec justesse, précision, respect de soi et de l'interlocuteur.
Dire les choses simplement, faire en sorte que l'information qu'on partage serve autant que possible à construire de la parité, de l'intelligence (de la compréhension et de la coopération), est un but légitime. Partir d'un principe de confiance, c'est construire de la confiance. Alors, autant qu'on le peut, évitons les cachotteries, parce qu'il arrive que ce qu'on taise prenne en fin de compte beaucoup de place, une place bien inutile.