La prise de poste, sans prise de tête
Mon grand père adorait cette histoire de l’adjudant qui accueillait les nouvelles recrues en leur demandant : « Après un tir, combien de temps faut-il pour le fût du canon refroidisse ? » Puis, quand chacun avait donné sa réponse, l’adjudant répondait avec satisfaction : « Cela prend un certain temps ». (Je crois que c’était un sketch de Fernand Raynaud)
On pourrait dire, comme l’adjudant, que s’intégrer dans un nouveau poste, cela prend un certain temps. On estime parfois à six mois la durée pour s’acclimater dans une entreprise. Mais je connais des organisations où, après un an à un poste de direction, le titulaire commence seulement à avoir une vision précise des rapports de force, et de ses marges d’action. Certaines entreprises ont une structure décisionnelle d’une grande complication. Il faut alors un long rodage, et pas mal de talent politique, pour déchiffrer l’écosystème, « l’arbre décisionnel », et s’y faire sa place.
Les apprentissages nécessaires
De quoi est fait ce temps particulier de la prise de poste ? Cela dépend de la marche à franchir. Si je me souviens des entretiens avec des managers et dirigeants confrontés à cette situation, il me semble que quelques apprentissages cruciaux conditionnent la rapidité de la « montée en compétence » dans une nouvelle fonction :
Appréhender l’activité, comprendre le métier (si on vient d’un autre domaine)
Etablir des relations avec les principaux interlocuteurs : membres de l’équipe, hiérarchiques directs et fonctionnels, leaders et personnes influentes dans l’organisation, clients et fournisseurs (externes ou internes), etc.
Mesurer les attentes des collaborateurs directs (ou leur absence d'attente)
S’approprier les objectifs. Sur quels indicateurs les résultats seront-ils évalués ? Quelles sont les véritables priorités (elles peuvent être tues, ou implicites) ?
Mesurer son “territoire”, son périmètre d’intervention : le domaine effectif de son pouvoir d’action, ce que ne dit pas toujours le titre, ou l’organigramme, qui n’est qu’un modèle schématique,
Connaître les tabous de l’organisation, serait-ce pour passer outre et les transgresser (mais alors le faire en connaissance de cause)
Démontrer sa valeur ajoutée : que peut-on apporter de différent, par rapport au précédent titulaire du poste ? Comment manifester rapidement sa compétence (quels sont les quick wins ?)
Cela fait beaucoup de choses. Bien sûr, tout cela va être intégré naturellement, progressivement — j’allais dire : sans y penser. Mais on peut faciliter cet apprentissage, éviter au maximum les fautes de quart et voir plus vite l’essentiel. (Une intégration réussie est un intérêt commun, car pour une entreprise, le coût d’un recrutement raté est toujours exorbitant, il ne faut pas l’oublier.)
Etablir de nouvelles relations de travail
Dans un coaching de prise de poste, j’aide souvent mon client à analyser ses enjeux et à clarifier sa feuille de route personnelle. Il est important de ne pas se donner des objectifs trop nombreux et ambitieux à cette étape initiale, mais d’avancer méthodiquement. Dans un monde drogué à l’accélération permanente, se rappeler l’adage bien connu Qui va piano va sano.
L’adjudant que j’évoquais plus haut sera d’accord avec moi : on ne doit pas sous-estimer le certain temps que prend la prise de poste. Et il est assez habituel de sous-estimer la durée d’acclimatation et tous les ajustements qu’elle implique. Il y a une courbe d’apprentissage à respecter, et on ne pourra pas faire tout, tout de suite.
Quand vous arrivez quelque part : profitez de cette période de découverte, elle est riche ! On ne vous tiendra pas rigueur de ne pas tout connaître. Beaucoup de vos interlocuteurs chercheront sincèrement à vous aider, à vous faciliter les choses, à vous informer. Ecoutez-les ! Ouvrez grandes vos oreilles ! Questionnez ! Vous entendrez des choses essentielles pour comprendre le fonctionnement de votre organisation et de votre nouveau poste. Et ménagez-vous quelques temps de réflexion et de recul, pour choisir vos combats et avoir une action efficace, et suffisamment visible.
Manager son chef
Lors d’une prise de poste, il y a beaucoup d’informations à engranger, des savoirs à acquérir. Mais un point-clé est d’établir une qualité de relation avec les principaux interlocuteurs, et poser avec eux les bases d’un fonctionnement efficace et confiant (ou de réaliser que ceci est impossible - ce qui vous évitera de perdre du temps !). Et d’abord avec votre hiérarchique direct.
Manager son chef est essentiel, on l’oublie parfois. N’hésitez pas à l’interroger précisément, lors des premiers contacts. Qu’attend-il ? Que redoute-t-il ? Comment voit-il les enjeux ? Quel est son mode de management/communication privilégié ? L’entretien tripartite de coaching, entre le bénéficiaire de l’accompagnement, son hiérarchique et le coach, donne souvent lieu à des clarifications et des prises de conscience utile pour installer une relation professionnelle de qualité.
Si votre poste inclus du management, il faudra se positionner au bon niveau avec son équipe, avec humilité dans l’approche (parce qu’on va s’appuyer sur le savoir-faire collectif, sur ce qui existe déjà), et en exprimant clairement votre manière de manager. Dire comment on envisage de remplir sa mission, les difficultés que l’on anticipe, en quoi on aura besoin de s’appuyer sur l’équipe. Histoire que vos collaborateurs sachent à quoi s’en tenir, et ce que vous attendez d’eux.
Je recommande d’être attentif aux actes symboliques : prendre le temps d’écouter chacun, par exemple. Mais aussi, prendre le temps d’installer des temps collectifs avec des modalités claires pour les réunions, les règles de travail en commun. Bref, poser nettement le cadre de travail.
Le paradoxe de la prise de poste
En conclusion : ne sous-estimez pas le temps nécessaire pour vous intégrer harmonieusement dans le nouvel environnement. Je sais que parfois on nous presse, que l’urgence semble commander. Or le vrai leader est celui qui saura ne pas se laisser aspirer trop vite dans ce mouvement, qui aura l’intelligence d’installer son propre tempo. Il faut profiter, quand on arrive quelque part, de ce qu’en politique on appelait autrefois "l’état de grâce", qui suivait une élection, une période pendant laquelle on bénéficie d’un effet de nouveauté et de d’une forme d’indulgence. En somme, se hâter lentement : une clé pour être le plus vite à sa place dans une organisation.