La plus belle conquête du cheval
Lâcher la volonté de contrôler pour atteindre une autre forme de maîtrise, petite histoire d'une révolution personnelle
Je revois une amie. Au détour de la conversation, elle me raconte qu'elle a complètement changé sa relation aux chevaux. Cela me semble un changement assez incroyable. Je sais que pour elle c'est une révolution personnelle, tant les chevaux font partie de sa vie. Elle a toujours eu des chevaux, elle a organisé sa vie autour de cette passion, elle n'a jamais pu se passer de les monter, elle déprimait quand pour une raison ou une autre il ne lui était pas possible de chevaucher, elle avait le goût du dressage, tout le travail pour atteindre la maîtrise de l'animal, au doigt et à l'oeil, style cadre noir, quelque chose d'assez rigide dans la posture - qui n'empêchait pas qu'elle manifeste un grand attachement à ses chevaux, parlant d'eux comme de personnes, toujours à s'en occuper, à veiller à leur bien-être, et à s'assurer d'offrir une fin de vie paisible à ses compagnons devenus trop vieux pour être montés. Il y a peu de temps encore, elle prenait des cours avec un maître espagnol d'une extrême exigence, toujours dans cette volonté de conduite hyper précise de l'animal, et une grande dureté à l'égard d'elle-même et de sa monture. Son rapport aux chevaux a été marqué par cette idéal de domination, dans sa dimension sportive, artistique aussi, la recherche d'une maîtrise du mouvement et d'une perfection de la forme selon les critères de l'équitation classique.
Or, à ma grande surprise, elle dit qu'elle a complètement changé de point de vue. Elle même s’en étonne. Elle a rencontré un éthologue. Elle s'est rendue compte qu'elle, qui vit avec des chevaux depuis l'âge de douze ans, qui les connaît parfaitement - ils font partie de sa famille, de son cercle rapproché, intime, - elle est "une bille" en éthologie. Après quelques séances avec cet éthologue, promoteur d'une toute autre approche de l'animal, elle a envoyé paître du jour au lendemain la posture de maîtrise qu'elle avait toujours adoptée à l'égard des chevaux. C’est un grand apaisement pour elle, comme si elle s'était débarrassée d'un fardeau (et elle ne peut s'empêcher de penser qu'elle a perdu beaucoup de temps, et d'avoir un certain sentiment de gâchis à réaliser cela seulement maintenant).
Elle découvre le plaisir d'une relation d'influence basée sur la seule qualité de sa présence. Le plus souvent, maintenant, elle travaille à pied, sans monter ses chevaux, et sans en ressentir de frustration. Le jour où elle a rencontré l'éthologue, ils ont parlé pendant une heure. Son cheval, dont elle était sûre qu'il allait en profiter pour vaquer au plus loin, s'est approché d'eux. Tout près. "Et il s'est endormi !" Elle n'en croyait pas ses yeux. Tout était dit. Depuis ce jour, elle a établi avec son cheval une relation pour elle (et certainement pour l'animal aussi) plus plaisante - et reposante. En lâchant prise sur son désir de contrôler l'animal, elle découvre une autre forme de maîtrise. Elle découvre que l'on peut faire faire ce qu'on veut, ou presque, à un cheval, sans même le toucher, par l'attitude intérieure, la posture qu'on adopte en présence, une certaine intention qu'on incarne dans son corps. Le cheval est un animal inquiet de nature (dans la nature, il est une proie), et le moindre forçage, le moindre stress de l'homme éveille sa vigilance. Face à lui, il suffit de s'enraciner dans le sol pour qu'il modifie sa manière d'évoluer et agisse en résonance avec sa contrepartie humaine.
Nous sommes tous des chevaux, je veux dire : des animaux. Qui réagissons, quoiqu'on en dise, quoiqu'on se fasse croire, dans nos rapports aux autres, par ce que nous ressentons de la disposition intérieure des personnes que nous rencontrons et côtoyons, par l'intention qu'elles manifestent non par leurs mots, ou ce qu'elles disent par le langage, mais par le corps, leur manière singulière d'être posées sur le sol, qui est fonction de là où se place leur énergie, et que l’on perçoit intuitivement, par une sensibilité globale, indiscriminée, par tout un jeu de signaux subliminaux qui vont de minuscules tensions musculaires à certaines fréquences ou variations de fréquence dans la vibration de la voix, et dont nous ne pouvons jamais être précisément conscients. Ce qui importe, ce dont nous pouvons effectivement nous rendre conscients, c'est l'effet que quelqu'un, à un certain moment, produit sur nous, autrement dit ce qu'on ressent en sa présence. Et c'est la raison pour laquelle, en un sens, l'écoute de soi est la seule manière d'entendre le plus subtil de l'autre (qu'il ne sait pas de lui-même), comme, d'autre part, notre disposition intérieure est l'outil principal de l'influence que nous exerçons sur autrui (y compris à notre insu, et parfois à notre corps défendant).