Dans La guerre des mots - Trump, Poutine et l’Europe (Flammarion) un petit essai au scalpel, Barbara Cassin analyse en miroir les rhétoriques de Trump et Poutine, pour nous aider à sortir de la dangereuse sidération que provoquent ces déplaisants personnages. Sa dissection des mots du dictateur russe et de l’apprenti-dictateur états-unien est passionnante. On devrait faire lire son texte dans tous les lycées. Il est d’autant plus pertinent que nous commençons à voir aujourd’hui que, contrairement à ce que l’on a voulu croire en Europe ces dernières décennies, “la question du totalitarisme n’est pas derrière nous, mais devant nous” et qu’il s’agit de développer des anticorps. Le pouvoir des autocrates passe toujours par la manipulation et l’appauvrissement du langage, comme moyen d’affaiblir l’esprit critique et de soumettre la pensée commune.
En effet, le monde existe par les mots que nous choisissons pour le décrire. Changer de mots, c’est changer de réalité (je suis bien placé par mon métier pour le savoir). Trump et Poutine, comme tous les tyrans, croient en la dimension performative du langage. La preuve ? Ils n’ont de cesse que d’interdire les mots qu’ils estiment dangereux pour eux, les mots qui font exister ce qu’ils redoutent par dessus tout : la nuance, la complexité, l’intelligence, le discernement, la poésie. Ils font taire les voix dissidentes, par la menace, l’emprisonnement, le meurtre si besoin. Ils saturent l’espace public de leur réthorique perverse, afin qu’elle imprègne et formate les esprits dès le plus jeune âge.
Leurs styles diffèrent, bien sûr, et les contextes, mais on a bien affaire à deux mafieux, qui pour cela se comprennent et s’apprécient. “La rhétorique populiste de Trump, c’est de s’adresser à tous les Américains avec une langue basique d’ado brut de décoffrage”, celle de Poutine, formé aux manipulations du KGB, “c’est de s’adresser à chacun différentiellement au moyen d’un niveau de langue adapté, du langage techno à l’argot des criminels (...) avec une maîtrise parfaite de la langue de bois.” Dans un cas, une subjectivité émotive décomplexée, une bouillie verbale hystérique, de l’autre, une argumentation froide, articulée et paranoïaque, et tout aussi mensongère sous son apparence “raisonnable”, que Poutine déroule en majesté au long d’interminables conférences de presse.
Dans les deux cas, il s’agit d’imposer un certain récit au mépris de la vérité historique. Réécrire le passé pour justifier leur pouvoir et leurs obsessions. Poutine assure que la Russie a été dépouillée par l’Europe, que les Ukrainiens sont “des nazis”, qu’il n’y a pas de guerre mais une ”opération spéciale”. Il falsifie l’histoire de la seconde guerre mondiale, prohibe les livres sur les crimes soviétiques, réhabilite la “grande guerre patriotique” stalinienne. Un lavage de cerveau systématique, qui commence dans les manuels scolaires.
La pratique trumpienne nous est maintenant devenue familière. Elle continue de sidérer. Le milliardaire dispose pour s’exprimer du lexique d’un enfant de 11 ans. Sa langue est basée sur la répétition (Drill baby drill) et un vocabulaire flou à base d’hyperbole, de “great”, “big”, “beautiful” “tremendous*”, “stupid”, “fake”. Comme dit Trump, “I know the words, the best words”... C’est tellement gros dans la bouche d’un Président des USA qu’on n’a plus les mots, on en reste bouche bée. “I am a very stable genius”, “l’Europe a été créée pour entuber (screw up) les Etats-Unis”, les émeutiers du Capitole sont des “combattants de la liberté”, etc. Son réseau, sur lequel il enchaîne les mensonges, se nomme Truth Social ! Dans le même temps, sous couvert de free speech (!) la censure s’abat sur les agences fédérales, sur les universités prises à la gorge. “Nous devons honnêtement et agressivement attaquer les universités” déclare JD Vance, au moment où Trump signe un décret pour démanteler le département de l’éducation.
Le propre des dictateurs est de dire ce qu’ils vont faire et... de le faire. Il faut toujours les écouter, et les prendre au mot. Comme Poutine, la rhétorique de Trump repose sur une nostalgie, un rêve de restauration d’un passé idéalisé, Make America great again. Il s’agit de réhabiliter le Ku Klux Klan et le suprémacisme blanc, de bannir les récits de l’esclavage, de la ségrégation raciale, du féminisme. Ce sont les (mâles) blancs qui sont victimes de discrimination ! Inversion sidérante. C’est l’effet voulu, et ça marche. L’un des premiers décrets de Trump vise l’interdiction dans les agences fédérales des mots “female”, “feminism”, “gender”, “black”, “bias”, “pollution”, “clean energy”, “immigrants”, “diversity”, “minority”, “trauma”, “mental health”, “cultural heritage”, parmi beaucoup d’autres. En Floride en 2023-2024, plus de 10000 livres sont interdits dans les écoles. Tout cela est objectivement ridicule, ou disons, ubuesque. Mais on ne devrait jamais oublier que le grotesque est un ingrédient de toutes les dictatures, le masque grimaçant de l’arbitraire et de la peur.
“La langue est politique, voilà tout, et on ne le répétera jamais assez”, dit Barbara Cassin. La politique ici, c’est l’imposition d’une “vérité alternative”. Trump et Poutine ne se préoccupent pas de dire le vrai, ce n’est pas leur objet. Ils imposent une novlangue. Et ce n’est pas un hasard si on a tant besoin d’Orwell aujourd’hui, lui qui fut le contemporain de l’hitlérisme et du stalinisme, pour comprendre notre époque dérangée. Le propre d’une novlangue, c’est que “la langue est grignotée de l’intérieur, certains mots disparaissent, d’autres, beaucoup d’autres y désignent le contraire de ce qu’ils étaient faits pour dire”.
”Le sentiment que le concept de vérité objective est en passe de disparaître du monde m’effraie bien plus que les bombes”, confiait l’auteur de 1984. Nous y sommes. De fait, la destruction de la pensée par la manipulation du langage (épaulée par les algorithmes) est en cours, et rapide. Voyez comment, en France même, quelques milliardaires parviennent à imposer leur idéologie réactionnaire via des médias à la botte, ressassant les mêmes obsessions, les mêmes formules, médias qui - ça n’est pas un hasard - manifestent une indulgence, pour ne pas dire une complaisance, à l’égard des autocrates de la planète, Trump et Poutine donc, mais aussi les Erdogan, Orban, Netanyahou, et consorts. Qui se ressemble...
Alors, demande Barbara Cassin, comment se défendre, comment résister à cette entreprise de démolition, au déferlement de ce langage dévoyé ? L’idée de son livre, raconte-t-elle, lui est venue alors qu’elle parlait d’Homère à des étudiants d’Istambul. Cela pouvait-il encore avoir du sens de parler de culture grecque antique dans le monde tel que nous connaissons ? Sa réponse est précisément que face aux attaques sur l’intelligence et la pensée critique, il importe plus que jamais de transmettre la richesse culturelle qui est en particulier, par sa diversité propre, celle de l’Europe. L’Europe, dont les empires russe et états-unien font désormais leur ennemi commun, le véritable ennemi à abattre, parce que la culture européenne “est ce qui résiste au voyoutisme illibéral”. Le livre de Barbara Cassin est un précis de résistance. Au langage biaisé, tordu, menaçant, des autocrates et de leurs serviteurs, l’helléniste, spécialiste de linguistique et de sophistique, oppose une érudition pleine d’humour, une langue charnelle, savoureuse, d’une liberté chatoyante. Et le plaisir de la lecture n’est pas la moindre qualité de son nécessaire et précieux petit livre•
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