J'avoue, le titre de ce post vous semblera sans doute incompréhensible. Pourtant il s'agit d’un point qui est à mes yeux d’une grande importance, dans ma pratique, et je vais essayer de vous faire sentir ce dont il s'agit.
D'abord il faut préciser ce que j'entends ici par "guérison". Quand on se coupe le doigt en épluchant des oignons, on peut s'attendre à ce que la coupure cicatrise en quelques jours. On est guéri. La réparation se fait naturellement. Cette guérison-là est toujours disponible, au sens où elle aura lieu qu'on le veuille ou non (sauf dans le cas d'une condition médicale particulière).
Or la guérison dont je veux parler ici, c'est la guérison d’un problème, disons, "existentiel". On sent bien, on sait (parce qu'on se connaît un peu tout de même) quand quelque chose ne tourne pas rond dans notre vie, qu'on est inutilement inquiet, ou angoissé, ou inhibé, ou brutal, ou qu'on se pose trop de questions, ou qu'on se sent perdu face à une situation, une relation en danger de se rompre, un événement, ou que l’on connaît dans son corps un symptôme que la médecine ne sait pas traiter, etc. Bref, il y a un problème. Un problème qu'on voudrait résoudre, guérir. La guérison, c'est le mieux-être auquel on aspire.
Quand on pose son problème, dans une psychothérapie, on veut une amélioration, on veut que quelque chose change en nous grâce à ce travail, ce dialogue, qu'on sorte de la difficulté. Qu’on soit guéri, c'est-à-dire, pour le poser autrement, qu’on soit changé d'une manière telle qu'on soit rendu à sa puissance d'être et d'agir, qu'on puisse reprendre sa place d'acteur de sa propre vie, qu'on cesse de subir une certaine situation, qu'on retrouve la capacité d’agir d'une manière plus appropriée, ou plus intelligente, ou plus forte, sans y laisser toute son énergie, etc. Tel est le genre de guérison dont il est question ici.
Or quand j'affirme que cette guérison est "indisponible", et si j'utilise ce mot, c'est en référence à la pensée de Hartmut Rosa (philosophe et sociologue allemand, qui décrit avec limpidité le coeur du malaise contemporain, mais dont il montre aussi qu'il n'est pas une fatalité, et qu'il existe des voies qu'on peut emprunter pour retrouver de l’harmonie, avec les autres, et dans sa vie en général). J'ai déjà parlé de Rosa ici ou là, à l'occasion d'un de ses livres, notamment à propos de son concept (si fertile et parlant) de résonance. Mais c'est un autre de ses concepts qui m'intéresse ici. C'est celui de l'indisponibilité des choses vraiment précieuses de notre vie. Je vous explique l'idée.
Nous vivons dans une société de l'immédiateté, du tout tout de suite, de la non-frustration (mon oeil !), de la consommation de tout, frénétique, sans limite, jusqu’à l’addiction, la compulsion, l’incendie général. Il faudrait, que dis-je, il faut, que toute expérience soit rendue accessible, que tout objet que l’on désire soit achetable, que le le paradis s'obtienne sur catalogue, sur commande. Trouver l'âme soeur ? Mais il suffit de swiper une infinité des profils disponibles sur l'application. Visiter le coeur de ce qui reste de nature vierge ? Faites donc une croisière dans l'Antarctique (et participez ainsi à accélérer la disparition des manchots mignons que vous tenez à voir de vos propres yeux). Vous voulez la dernière paire de sneakers à la mode ? Mais elle est à vous, dans l'heure, elle est à un clic. Disponible, absolument. "Sans friction", comme ils disent chez Amazon. Voilà. Cela, c'est l'extension permanente du domaine de la disponibilité des choses et des expériences.
Seulement voilà, il y a une mauvaise nouvelle. C’est que les choses importantes, elles, ne sont pas disponibles. Le coup de cœur ou le coup de foudre pour quelqu'un. Une lecture qui nous bouleverse et nous fait soudain mieux comprendre le monde. La réussite d'une soirée entre amis qui fait que chacun s’en souviendra toute sa vie parce qu'il y a eu ce jour-là une ambiance et une chaleur uniques. Un paysage qui nous renverse. Ces choses-là, ces moments qui nous touchent profondément, sont impossible à prévoir et à programmer. Bien sûr, nous faisons tout ce que nous pouvons pour que les conditions soient réunies afin que quelque chose comme ça arrive, qu'on vibre, qu'on vive un moment intense, inoubliable. Mais ça ne veut pas dire que ça va arriver. Ça n'est pas sûr. Et même, c'est souvent au moment où l'on s'y attend le moins, quand on est le moins préparé, qu'on ne l'a justement pas anticipé, que se passent les choses les plus importantes, celles qui nous bousculent, nous changent — celles qui nous guérissent ! Et c’est cela qui les rend si précieuses.
Vous voyez maintenant où je veux en venir. Le changement que nous espérons, l'expérience sensible à laquelle nous aspirons secrètement, le sentiment de bien-être, ou d'être à sa place, ou d'être zen, ou d'être fort, ou de n'être plus obsédé par son travail, ou contraint par le regard des autres, ou par les jugements de nos proches quant à la manière dont on mène sa vie… Toutes ces choses ne sont pas des choses qui peuvent s'acheter ou s’obtenir sur commande. Ça ne marche pas comme ça. Vous pourrez aller au pôle sud, et voir les manchots de vos yeux, et même si l'expérience est au sens propre “extra-ordinaire”, rien ne dit pourtant quelle vous bouleversera ou vous fera vibrer comme vous l'imaginez. Rien ne dit que vous connaîtrez cette résonance qui est ce moment où quelque chose en nous, profondément, se met en mouvement et nous fait sentir tellement vivant.
Ainsi est la guérison, comme toutes les choses importantes : indisponible. Elle survient. Mais pas comme on veut, ni quand on veut. Elle n'est pas prévisible. On peut y travailler, mais elle n’obéit pas à notre volonté. Et je dirais même plus : la plupart du temps, elle ne ressemble pas, mais alors pas du tout, à ce qu'on avait imaginé. Et c'est même justement pour cela qu'on peut dire que l'on est guéri. On guérit, on va mieux dans sa vie, justement parce qu'on suit un chemin auquel on n'avait pas pensé, et pas prévu, ou pas cru qu’on pourrait même s’autoriser à l’emprunter. C’est la part de la surprise de voir tout à coup autrement ce qu'on a sous les yeux. De porter sur soi, et sur les autres, un regard différent et qui nous étonne nous-même. En somme, on guérit parce qu'il se passe quelque chose d'autre que ce que l'on croyait vouloir. Quelque chose qu'on ne pouvait pas prévoir, quelque chose qui n'était pas "disponible" comme s'efforce de l'être une vulgaire paire de Nike. Et cette chose qui advient nous change, et change les autres autour de nous.
Et comment, après tout, pourrait-il en être autrement ?
Bravo Marc de t’affranchir ainsi des cloisonnements de Linkedin. Et merci de ton post où je reconnais ton expérience et ton talent d’écriture que je goûte toujours volontiers. Pour les amateurs, je recommande « Les énergies de l’hypnose : ce qui vient quand on laisse venir », excellent dernier opus de Marc chez Albin Michel.
Merci . Cela me donne envie de lire Hartmut Rosa.