Je suis, comme beaucoup d’entre vous, très sensible aux événements qui se déroulent dans l’est de l’Europe, et à leurs répercussions. Ma consommation de news a été massive, à la limite de la boulimie. Le cerveau aime amasser des informations (parfois au risque de la noyade), échafauder des scénarios, peser les enjeux, comprendre les logiques des acteurs. C’est sans doute une manière de se rassurer, de chercher à anticiper le cours imprévisible des choses.
Lorsque j'exerçais comme journaliste, au siècle dernier, je me souviens - on l’oublie aujourd'hui - que la quantité d'information disponible était sans commune mesure. Parlant de guerre, j'étais reporter au Point lors de la première guerre d'Irak (que je n'ai pas couverte) : pour s'informer, il y avait la presse du jour, les journaux télévisés du soir, quelques laconiques dépêches de l'AFP, et les contacts que l'on pouvait établir, ici et là, avec des sources disposant d'informations directes ou indirectes. C'était peu de chose, si je compare à mon fil Twitter qui s'en enrichi, en deux semaines, des images, témoignages et vidéos collectés par quantités de journalistes dans les zones de conflits, des avis des meilleurs experts de la géopolitique ou de la chose militaire, de politiciens d'obédiences variées, d'influençeurs, d'informateurs et de désinformateurs de tous bords, s'exprimant en toutes langues, et aussi des histoires de simples quidams qui voient des tanks passer sous leurs fenêtres, et vivent sous les bombardements. Ce déferlement n'est jamais interrompu, il suit les fuseaux horaires (la nuit, voilà des échos de Washington ou de Pékin, ou de Camberra). Il faut pouvoir se défendre de son caractère addictif, même si se plonger dans ce maelström, trier les faits, les idées et les opinions, donne le sentiment d’exercer un certain “contrôle” sur des événements qui bouleversent par leur sanglante absurdité. Est-ce que cela peut aider à dominer l'émotion - la tristesse, la colère, le désarroi - qu'inspire instinctivement la meurtrière folie des hommes aux gens de bonne volonté ?
La guerre, comme tous les événements puissants et imprévisibles (la pandémie a été de cet ordre), est un puissant révélateur. Tout à coup, des postures publiques auxquelles on ne prêtait qu'une attention distraite révèlent leur perversité. La lâcheté, la complaisance et la servilité à l’égard des bourreaux, l'inculture historique et politique s'étalent sous nos yeux. Certains médias font commerce de l'abjection. Maus le courage, la sobriété, l’intelligence des événements se révèlent aussi.
La guerre est par nature la plus instable des situations. Elle est comme un cancer agressif, qui procède par métastases, qui joue à saute-frontières. Frontières géographiques, mais pas seulement : économie, psychologie, logiques historiques et politiques se mélangent. Le conflit semble un démon capricieux doté d'une logique propre, d’une dynamique interne à la fois illisible et infiniment contagieuse. La violence engendre la violence, à court, moyen et long terme. Elle dévaste des vies, celle des nourrissons confrontés à l'angoisse de mort sous les bombardements, celle des familles déchirées, des esprits simples manipulés par les pouvoirs et les marchands de peur. Il est possible que le contexte très particulier généré par la pandémie ces dernières années ait participé, d'une certaine manière, aux conditions qui ont mené au déclenchement de l'agression russe. C'est le principe de la complexité, que de relever d’une multitude de facteurs. Il faut accepter la volatilité que cela implique - sans se raccrocher faussement à des explications univoques (autant dire complotistes) qui semblent offrir un sens clair à ce qui ne peut l'être.
Il faut pouvoir, dans ces heures sombres, et à mesure que nous voyons se déployer dans l’espace européen le meurtre de masse, les destructions aveugles, les déplacements de population, tous les crimes perpétrés par une armée contre des civils, mais aussi où se manifeste la force inébranlable du courage et de la résistance face aux assassins, demeurer stable dans l'instable, solide dans ses valeurs quand vacille sur ses fondations une société de surabondance et de consommation qui ne nous a en rien préparé aux temps qui s'annoncent. C'est un enjeu en soi, et peut-être, avec l'activité solidaire, la meilleure manière de résister à la vague qui vient.
Comme l'écrit Anna Colin Lebedev, une des plus pertinentes analyste de la guerre en cours, les mouvements des sociétés, qu'elles soient russe, ukrainienne, ou pourquoi pas française, sont parfaitement imprévisibles, et aujourd’hui plus que jamais. "S'il est important de penser aux structures, tendances lourdes, permanences (desdites sociétés), ne sous-estimons jamais le rôle de l'événement, écrit-elle. Le tissu social est une matière fluide, "l'apathie" est un état, pas une caractéristique, et cet état peut changer." Il est bon de garder cela à l'esprit. Nous ne savons pas, aujourd'hui, de quoi demain sera fait. Dans tous les cas, restons solide - et le coeur ouvert.