J’entends, dans les entreprise, des managers dire qu’il faut « remettre du «sens ».
« On a un problème, il faut qu’on redonne du sens ! »
Est-ce qu’on risque une panne ? Une panne de sens ?
On s’agite pour en trouver, mais apparemment il y a pénurie.
On a beau faire la danse du sens comme on ferait la danse de la pluie, on a beau l’invoquer avec des chartes, de jolis mots comme : respect, responsabilité, solidarité, bienveillance, rien n’y fait, nos réservoirs font flic-floc, il ne reste qu’un tout petit peu de sens au fond, et on voit bien qu’avec ça on n’ira pas bien loin.
Où est donc la pompe qui remplira de sens nos réservoirs vides ?
Il y a urgence, pourtant. La perte de sens fait le lit du bore-out, du burn-out, de la dépression — et, surtout, du cynisme.
Le regretté David Graeber, avec son enquête sur les bullshit jobs, avait pointé toutes ces activités à gros salaire qui n’ont aucun sens, sinon maintenir en vie un système économique absurde. Limiter la vie à la compétition, à la performance, au profit, au business as usual, par les temps qui courent, n’est-ce pas faire un tragique contre-sens ?
On croit parfois, dans l’entreprise, que « donner du sens » consiste à expliquer aux collaborateurs la stratégie, le marché, les enjeux. Mais un message « corporate » ça n'est pas du sens, c’est de l'information. Le sens ne ruisselle pas du haut vers le bas. Le sens n’est pas quelque chose qui sort tout armé du cerveau des uns pour remplir l’esprit des autres. Le sens, c’est l’histoire que chacun-e se raconte, et qui le-la fait tenir debout. C’est aussi l’histoire collective à laquelle on se sent appartenir, à tel moment de son histoire, et de l’Histoire.
Le sens, au bout du compte, c’est la direction qu’on choisit de suivre.
Alors ce mantra — « il faut donner du sens » — n’est-il qu’un effort de maquillage ? du sense washing comme il y a du green washing ?
Le récit de l’entreprise est en crise, mais comment pourrait-il en être autrement ? Le malaise est dans la civilisation. Toute une part de l’activité économique contribue à ériger un mur dans lequel nous nous précipitons. On sait qu’il faut réduire l’utilisation des ressources naturelles, la consommation d’énergies fossiles, décarboner l’économie, préserver les derniers espaces sauvages. Et pourtant nous n’avons sous les yeux que des publicités qui vantent le plaisir de consommer sans mesure, le bonheur de l’objet, le désir de posséder. On sait qu’il faut gagner en sobriété, et « en même temps » on se réjouit des bons chiffres de la croissance.
Penser en même temps une chose et son contraire. Quel sens ça a ?
La question ne peut donc manquer de revenir, lancinante : ce à quoi je contribue par mon énergie et mon travail, qu’est-ce que ça produit dans le monde ? Quelle transformation ça opère ? Ce que je fais, les produits que je fabrique, les services que je rends, est-ce : ☐ utile ☐ neutre ☐ néfaste ☐ toxique ?
Parce qu’à force de grand écart, on risque la déchirure musculaire.
La philosophie nous rappelle que l’existence n’a pas de sens donné. Camus l’a assez dit. Il n’y a, à la question du sens, aucune réponse simple. Et au bout du compte, peut-être le poète est-il seul à pouvoir dire quelque chose du sens des choses. Constantin Cavafy, par exemple : « Si tu ne peux donner à ta vie le sens que tu veux, au moins autant que tu le pourras, essaie ceci : ne la rabaisse pas. »