Comment (réussir à) se pourrir la vie
Il y a quantité de façons d’échouer, d’innombrables techniques d’auto-sabotage. Mais peut-être n'aimons-nous pas tant que cela le succès ?
La faculté d’anticiper le pire fait partie de notre instinct de conservation — voir le danger venir de loin, c’est se donner des chances de le prévenir. Mais il arrive que le désir de se prémunir, de sécuriser, de contrôler, devienne envahissant. On finit par croire que des djinns malfaisants sont à la manoeuvre pour nous mettre des bâtons dans les roues. On ne fait plus rien. On n’ose plus.
L’anxieux ne trouve pas le repos avant d’avoir extrait du moindre événement tout le jus noir de la catastrophe. Comment l’affaire pourrait-elle mal tourner ? Son intelligence du risque s’emballe et produit un flux d’hypothèses inquiétantes qui finissent par recouvrir la réalité sous les idées décourageantes.
Certains sont passés maîtres du recadrage négatif : ils ne voient jamais que ce qu’ils ont raté. On dirait que des programmes parasites buggent leur système. On les entend répéter qu’il faut « rester à sa place » (suffisamment basse, s’entend), qu’il ne faut pas « péter plus haut que son cul » (se mettre en avant, ce n’est pas bien), qu’il vaut mieux tenir que courir (privilégier la sécurité, alors qu’il est parfois indispensable de prendre certains risques).
Avec ce genre de prémisses, la réussite apparaît comme une transgression, et même une manière d’attirer sur soi le malheur.
(On l’oublie souvent, mais rater ce que l’on entreprend présente le grand avantage d’échapper au succès. Beaucoup de gens redoutent une réussite éclatante comme la peste. Après tout, le succès suscite la jalousie et l’envie, il accroît nos responsabilités et les attentes de notre entourage. Il met la pression. Finalement on s’en passe très bien.)
Décoller l’étiquette de l’échec
Qui juge qu’il y a échec — ou pas ? « Échec » n’est qu’une étiquette, et comme telle, nous devrions apprendre à la décoller. Qu’est-ce qui fait qu’en parlant de tel épisode de sa vie, on utilise ce mot ? Est-ce pour n’avoir pas atteint le but que l’on s’était fixé ? Parce que les choses ne se sont pas déroulées de la manière prévue ? Parce qu’un obstacle inattendu s’est dressé sur la route ? Ou parce qu’on a pas été à la hauteur de notre idéal du moi ? Il n’y a pourtant rien de plus apprenant que la non-réussite. Pour progresser, il faut avoir échoué. Les séquences que nous qualifions d’« échecs » sont bien plus riches d’enseignement que nos supposés « succès ». Encore faut-il prendre le temps de les examiner pour en tirer les leçons.
Il ne faut pas craindre l’échec, mais sa répétition. Une chute est toujours possible, mais si elle se reproduit, elle n’est plus du registre de l’accident : elle est un comportement qui insiste. Peut-être qu’on perpétue un scénario inconscient, et qu’on est en train de réussir à échouer ?
Un étudiant se plaint de rater ses examens. Son parcours universitaire, qu’il déroule dès qu’on l’interroge, est ponctué de loupés et de demi-réussites. Il avoue un stress qui le paralyse les jours d’épreuve. Il a tout essayé, de l’homéopathie à l’acupuncture en passant par les médicaments dopants ou tranquillisants. Il faut le féliciter, c’est une performance : Bravo ! Vous êtes un expert du ratage. Vous réussissez toujours à vous planter en beauté, ce qui n’a rien d’évident, avec votre intelligence et votre bagage !
Il y a quantité de façons d’échouer, d’innombrables techniques d’auto-sabotage. Nous pouvons faire preuve d’une grande inventivité dans nos manières de scier la branche sur laquelle on est assis.
Une femme s’exaspère de sa tendance à porter sur elle-même des jugements négatifs. C’est une sorte de réflexe, une petite voix qu’elle ne parvient pas à débrancher. Lorsqu’elle décrit une tâche qu’elle vient d’accomplir, elle ne peut s’empêcher de se dévaloriser : « c’est juste de la chance » (sous-entendu : je n’y suis pour rien), « de toute façon moi je n’y comprend rien » (alors qu’elle vient de démontrer le contraire), etc. Son entourage a d’elle l’image d’une dilettante un peu nunuche. À force de répéter qu’elle est nulle, elle a réussi à convaincre tout le monde. En réalité, elle est travailleuse et déterminée lorsqu’elle s’engage. Ce qu’elle exprime par ses incessants bémols, c’est un besoin d’être valorisée qu’elle rattache spontanément au manque affectif éprouvé dans son adolescence après la mort prématurée de sa mère. Elle joue le rôle de l’enfant idiote, qui attend d’être réconfortée. Peut-être qu’elle pourrait enfiler pour une fois un autre costume, histoire de s’amuser un peu ?
L’humour est une puissante médecine. Et tout compte fait, il vaudrait mieux en rire. Peut-être que le premier succès, ce serait de réussir à regarder avec un peu de recul (et d’indulgence) les méthodes sophistiquées qu’on utilise pour se pourrir la vie. On verrait alors toute la créativité dont on est capable.